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Samsara (2011)
Ron Fricke

Rien n'est éternel

Par Jean-François Vandeuren
Samsara est le premier long métrage proposé par le réalisateur et directeur photo Ron Fricke en près de vingt ans. Vingt années au cours desquelles la face du monde aura encore une fois bien changé, voyant les civilisations occidentales poursuivre leur « évolution » à un rythme effréné et au détriment de tout ce qui les entoure, tandis qu’en marge de tout ce mouvement, certaines populations auront continué de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour garder certaines traditions en vie comme si le reste n’existait pas, ou n’en valait pas la chandelle. C’est sur ces relations inégales qu’entretiennent les hommes avec leur environnement et leur spiritualité, entre respect et abus, sérénité et chaos, que portait le Baraka de 1992, oeuvre visuelle percutante, mais tout de même moins agressive que le magistral Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio - sur lequel Fricke avait fait ses armes à titre de monteur, de scénariste et de directeur de la photographie. Cette nouvelle expérience sensorielle proposée par le cinéaste américain n’est, certes, pas tellement différente de la précédente sur le plan de la forme, Fricke et son acolyte Mark Magidson enchaînant les images insolites captées au quatre coins du globe sur une période d’un peu plus de quatre ans au rythme de diverses musiques du monde. Le tout sans que l’ensemble ne soit jamais guidé, voire altéré, par la moindre ligne de dialogue, le duo laissant à peine quelques bruits ambiants percer leur délicat mur du son. Mais Samsara se révèle-t-il trop similaire à ses prédécesseurs? Ou si le maître de l’image a-t-il su trouver une façon de repousser les limites d’un concept dont nous pensions avoir déjà fait le tour?

Si nous les faisions jouer simultanément sur deux écrans placés l’un à côté de l’autre, Baraka et Samsara seraient pratiquement indissociables au premier coup d’oeil, si ce n’est évidemment que pour l’illustration de certains phénomènes témoignant de chacune de ces deux époques. Nous avons donc droit une fois de plus à une série de segments présentant la nature terrestre dans toute sa splendeur et sa fragilité, lesquels sont entrecoupées de manifestations des pratiques et des modes de vie de différents peuples et d’images des dessous de l’existence au coeur des grandes cités contemporaines. Mais comme les quelques efforts l’ayant précédé, Samsara demeure une oeuvre, certes, inhabituelle sur le plan narratif, mais néanmoins de pur cinéma, la teneur de son discours et la force de ses intentions reposant sur le choix méticuleux de l’angle sous lequel chaque élément est mis en évidence, et surtout l’ordre dans lequel tous ces fragments de vie - et de mort - sont ultimement assemblés. C’est dans cet ordre d’idées que de voir Ron Fricke revenir sur ses pas, filmer parfois les mêmes lieux qu’il y a deux décennies (le mur des Lamentations, la mosquée al-Nabawi de Médine, les individus se marchant sur les pieds dans le métro de Tokyo, le traitement industriel des animaux de ferme, etc.), n’apparaît aucunement comme une forme de répétition ou de stagnation, le cinéaste parvenant bien souvent à donner une toute autre signification à ses images en fonction de celles qui les entourent. Samsara s’avère être ainsi un exercice à la fois identique et complètement différent de la première épopée visuelle de Fricke de par la mise en contexte de ses tableaux vivants comme du spectateur qui les admire indépendamment de l’époque.

Si Baraka soulignait d’une manière profondément poétique la grande ténacité de certaines traditions - néanmoins en voie d’extinction - face au raz-de-marée de la modernité, Samsara, vingt ans plus tard, arrive au constat beaucoup plus dramatique qu’il n’y a peut-être rien d’éternel, que tout est voué à disparaître, ou du moins à être remplacé. Ces moines travaillant avec toute la patience et la méticulosité du monde sur ce dessin composé de milliers de minuscules grains colorés n’auront en ce sens aucune difficulté à tout balayer d’un coup une fois l’oeuvre achevée, comme si la valeur d’un accomplissement ne pouvait plus être mesurée en fonction de sa capacité à résister au passage du temps. La caméra de Fricke s’aventurera ainsi dans des habitats désormais abandonnés au coeur des montagnes, présentera des monuments en ruines et des structures ne semblant plus aussi solide qu’elles l’ont déjà été. Les plus valeureux continueront tout de même de croire fermement en leur héritage et tenteront toujours de faire marcher une nouvelle génération dans leurs traces. Le bilan s’avère encore plus alarmant lorsque l’on associe pareil effritement aux rapports qu’entretient l’Homme avec sa propre humanité. Des androïdes se révèleront de plus en plus indissociables d’un réel être humain tandis que des poupées seront manufacturées par centaines par assouvir les besoins affectifs et sexuels d’autant d’individus qui n’auront su se rapprocher d’une autre personne faite de chair et d’os. Nous sommes à l’ère où les machines les plus insensées sont développées avec un génie aussi improbable que terrifiant pour que l’offre puisse toujours rencontrer la demande tandis que tout autour de nous va et ira toujours de plus en plus vite.

C’est dans un tel climat d’asphyxie et d’incertitude que naîtra cette performance troublante d’un artiste déguisé en homme d’affaires qui se défigurera à répétition en enduisant son visage de glaise et d’encre dans une suite de mouvements horrifiants jusqu’à ne plus être qu’une masse difforme, « another brick in the wall ». Un tel passage permet très certainement à Fricke de renforcer un discours déjà beaucoup plus prononcé que celui qu’il tenait en 1992, faisant part d’un sentiment d’urgence quant à cette nécessité de revoir notre façon de nous comporter sur une planète où les objets et les phénomènes les plus absurdes peuvent être désormais considérés comme étant tout à fait normaux - on pense à cette carabine d’un rose attrayant que tiendra une jeune fille, ou ces cercueils prenant la forme d’un avion ou même d’un fusil. C’est face à cette impression d’immobilisme, cette progression rimant toujours un peu avec régression, que l’évolution beaucoup plus subtile que met en scène Samsara sur le plan esthétique prend tout son sens, s’imposant comme la deuxième moitié d’un tout. Les méthodes du cinéaste demeurent, certes, essentiellement les mêmes, entre les plans fixes savamment composés, les mouvements délicats de sa caméra, les contreplongées vers un ciel témoignant du temps filant à toute vitesse, ces différents individus nous fixant à travers l’objectif comme s’ils faisaient partie d’un portrait en mouvement qui allait les immortaliser, etc. L’idée n’était d’ailleurs pas ici de révolutionner une démarche qui, en soi, demeure passablement dépouillée, mais bien d’offrir un même regard sur l’avant et l’après, d’observer le monde à travers un même point de vue et percevoir toute sa sensibilité.
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Critique publiée le 18 septembre 2012.