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11/25 The Day Mishima Chose His Own Fate (2012)
Kôji Wakamatsu

Quand l'auteur part braconner

Par Mathieu Li-Goyette
Pour tout dire, 11/25 The Day Mishima Chose His Own Fate est un film au budget si maigre qu'il en vient à frôler le risible à quelques reprises. En roulant vers sa prise en otage du général des forces de l'autodéfense nationale, Mishima et ses quatre acolytes parcourent une Tokyo trop moderne pour l’année 1969. L'automobile elle-même les trahit : stries chauffantes sur la vitre arrière, poignées trop rondes, volant trop grossier pour une voiture de cette époque, le mur de la fiction s'effrite peu à peu pour suggérer cette périlleuse catégorisation des « moyens du bord ». La même chose se reproduit à l'occasion d'une scène dans un sauna, lors d'une autre où le plus célèbre des écrivains japonais s'adresse à 800 soldats, voire même au moment si appréhendé où Mishima se fait seppuku; ces instants clouent le film dans une facticité dérangeante. Dommage, car elles empêtrent ce qui aurait fort probablement pu être l'un des grands films des dernières années.

Ouvrons une parenthèse. Décembre 2011. Étant à Bamako à l'occasion de la projection de Min Yé, le dernier-né du géant du cinéma africain Souleymane Cissé (ignoré à Cannes et projeté pour la première fois au Mali), j'observe la salle se remplir devant cette oeuvre mystérieuse, tournée en DV, abordant des tabous de la société malienne (la polygamie, l'orthodoxie des religions). Loin d'être habitué à voir du cinéma africain, et encore moins du cinéma africain d’auteur et politisé, le public s'est mis à rire de ce qui n'était pas drôle et à discuter à la vue de ce qui devait l'être. Confiné au silence par manque de budget depuis 1995, Cissé croyait qu'il avait un certain devoir envers son art, qu'il se devait d'y revenir pour faire ce que personne n'y faisait : de la politique. Au final, ce n'est pas un artiste engagé qui se tenait là, dans une salle du centre-ville de la capitale, mais bien un vieil homme humilié qui avait échoué à parler à une génération qui n'était plus la sienne et à un public qui n'avait d'égard que pour des images et non plus des discours.

Maintenant, s'il est tentant de répondre que des artistes comme Cissé, comme Wakamatsu, devraient arrêter de tourner au lieu de s'abaisser à filmer avec des moyens moindres que le dernier des tâcherons industriels de tel ou tel coin de pays, affirmons plutôt que leur voix est aussi, sinon plus, importante aujourd'hui qu'elle le fut à l'époque de leurs grandes contestations (les années 60 au Japon, les années 70 et 80 au Mali). Car ce qui fait tenir debout ces géants, c'est, d’une part, le souffle d'un engagement inépuisable, mais surtout l'impression qu'il n'y a personne pour reprendre le flambeau de la protestation et de la remise en question des élites.

Depuis toujours, ils sont au front et c'est pourquoi il ne faut jamais perdre de vue d'où vient Wakamatsu. Figure marquante des pères fondateurs du pinku eiga de la Nikkatsu des années 60, militant d'extrême gauche et ancien yakuza, c'est avec courage qu'il aborde les dernières années de la vie de Yukio Mishima pour terminer sa trilogie de l'ère Shōwa. Après un film-fleuve - son chef-d’oeuvre - sur l'armée gauchiste (United Red Army) et un autre sur les vétérans de la Seconde Guerre sino-japonaise (Caterpillar), 11/25 laisse croire que tout le budget de Wakamatsu Production s'en est allé chez les figurants du premier opus et sur les décors du second. Concentré sur l'étude psychologique d'un homme controversé qu'il a connu et qui, en quelque sorte, lui était déjà venu en aide (Mishima fut amené à témoigner en cour à la défense de l'un des tous premiers pinku du pionnier Tetsuji Takechi, Neige noire), le réalisateur se penche sur les pensées du romancier, sur ses allocutions publiques et sur la formation de sa société des Boucliers destinée à protéger l'empereur. Rêvant d'un Japon traditionnel qui se forgerait de nouveau sous la tutelle d'un dirigeant qui ne renierait plus ses droits divins, Mishima est à la fois le contraire et l'alter ego de Wakamatsu.

Le contraire, car Wakamatsu a toujours été un célèbre critique de l'impérialisme nippon. Alter ego, car il fera dire avec ironie à son protagoniste discourant devant des universitaires : « Je ne m'opposerai pas à la violence de la gauche ou de la droite. Refuser l'usage inconditionnel de la violence, c'est l'idéologie du parti communiste ». Se rejoignant dans leur désir de mettre à terre les tabous et d’emmener le Japon hors de ses zones de confort habituelles, les deux rebelles s'unissent dans cette oeuvre bricolée, aussi sûre d'elle qu'une armée de révolutionnaires, aussi lacunaire qu'un esprit lavé par le nationalisme idéalisé. Wakamatsu est un militant et il fait des films de militants, des films autofinancés qui n'ont d'autre espoir que de ramener à la surface des idées depuis longtemps ignorées par l'industrie. Il évolue dans une société qui l'a encouragé à se marginaliser, dans un cinéma baignant dans les adaptations de mangas et les délires d'écervelés.

Mis à part quelques plans où l'auteur méprend le numérique d'aujourd'hui pour le 16mm qui l'avait propulsé à l'international avec si peu de moyens dans les années 60, le maître s'en tire sans trop d'erreurs formelles et sauve la mise avec ses comédiens. Entre Mishima (Arata, complètement sidérant) et son disciple Morita (Shin'nosuke Mitsushima), une forte tension sexuelle s'installe alors que le cinéaste se refuse à parler ouvertement de l'homosexualité avérée de l'écrivain. Préférant interpréter dans son idéal de masculinité guerrier un désir refoulé envers les hommes, Wakamatsu se concentre strictement sur l'implication politique de son sujet en évitant les références à ses dernières pièces, ses rôles à l'écran et la mise en scène de son unique court métrage, Patriotisme (1966), basée sur sa nouvelle homonyme - intitulée Yūkoku et se traduisant plutôt par « Inquiétude pour la nation », c'est dans la même veine que l'on redécouvre à présent Wakamatsu comme un réalisateur inquiet.

Moins un drame biographique qu'une reproduction poignante des événements avec comme seul contre-point des images d'archives allant de l'assassinat en direct du politicien gauchiste Inejiro Asanuma en 1960 jusqu'à l'allocution finale de Mishima quelques heures avant sa mort, 11/25 est soudé par une mise en scène soignée qui refuse de laisser libre court à la médiocrité habituelle du numérique haute définition. « Voilà ce que j'ai à dire, quatre décennies après sa mort, voilà ce que j'ai toujours pensé d'un homme dont je n'ai jamais partagé la pensée, mais qui m'a toujours secoué par ses convictions profondes et les dilemmes qui le tourmentaient, lui, comme l'armée de United Red Army, comme le soldat décoré de Caterpillar », dirait enfin Wakamatsu. Après tout, sa trilogie sur l'ère Shōwa n'était qu'une manière de se réconcilier avec ses anciens ennemis, d'avouer, avec un brin de révisionnisme historique en travers de la gorge, que tout n'avait pas été juste et que bien des choses se sont dites et se sont faites en l'honneur des arguments convaincants et des foules obstinément unies.

C'est pourquoi il demeure l'un des cinéastes les plus perspicaces et cette intelligence paraît encore à travers ses nombreuses astuces entreprises avec ses images d'archives. Sa rébellion contre le système et son refus de toute forme de compromis l'ont coincé à faire ce film sans moyens, ce pari risqué qui rapporte par la seule passion qu'il dégage. Zooms avant appuyés, ralentis lyriques, performances dévouées, il y a de cette voie du guerrier chez le cinéaste; assez de vigueur pour surmonter la technique et l'éventail des possibles, assez pour nous persuader qu'il n'y a rien d'impossible, même pour un vétéran qu'on aurait cru épuisé.
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Critique publiée le 26 juillet 2012.