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Headshot (2012)
Pen-Ek Ratanaruang

Une impression de jamais vu

Par Mathieu Li-Goyette
Coproduction entre la Thaïlande et la France, le tout dernier-né de Pen-Ek Ratanaruang confirme un peu plus la responsabilité grandissante de l'Asie dans le renouvellement du cinéma de genre. Moitié du globe où l'action semble défiler à un rythme différent du nôtre, où les cinéastes pensent et planifient leurs séquences avec une intelligence peu commune où tout se calcule jusqu'à épuisement du hasard, l'immense marché alternatif de l'industrie asiatique est inépuisable. Partout, de tous bords, les Philippins, les Thaïlandais, les Coréens et les autres filment depuis quelques années tous les films de genre qui ont déjà été tournés en Occident, mais en mieux.

Headshot fait donc partie de ce renouveau. Headshot pour tir en pleine tête, mais aussi pour plan subjectif, pour « plan de la tête » qui plonge autant en elle qu'à travers elle pour nous faire découvrir le complot qui plane au-dessus de Tul.

Aperçu pour la première fois vers la fin de sa vie dangereuse, Tul se rase le crâne (voilà un premier repère chronologique; nous y reviendrons) et part, armé de sa toge de moine bouddhiste et d'un pistolet, assassiner sa cible. Depuis qu'il n'est plus un membre incorruptible de la police, l'ex-détective est pourchassé par son passé et ses excès de droiture. C'est ainsi qu'à quelques pas de son contrat, après avoir flingué des gardes du corps (dans un plan subjectif curieusement réaliste), il se prend une balle dans la tête.

Des mois plus tard, Tul se réveille avec une cicatrice derrière le crâne (notre deuxième repère) et voit le monde à l'envers. Cet envers, explicité par d'autres plans subjectifs permettant « à la pluie de couler vers le ciel », plonge le protagoniste dans une longue et sinueuse quête d'une rédemption impossible. Pour avoir choisi la voie facile de celle du tueur à gages, Tul en est venu à contredire les serments qu'il avait promis de tenir en dépit des difficultés du métier. Porté lui-même vers la corruption suite à cette trahison qui le hante, le parcours de Tul rappelle celui de Invisible Waves où le remord pourchassait un Japonais jusqu'en Thaïlande. Plus encore, on repense aux antihéros chers au film noir, celui du Out of the Past de Jacques Tourneur ou bien ceux des meilleurs romans de James M. Cain où la brume mystérieuse qui entoure le protagoniste arrivé de si loin l'étouffe, le rattrape jusqu'à sa finale inéluctable, son fatum où, autrefois comme aujourd'hui en Thaïlande, une seule certitude subsiste : le facteur sonnera toujours deux fois.

Mais avant d'en arriver à cette conclusion, Ratanaruang s'amuse à pédaler à reculons, à expliquer en long et en large le pourquoi du comment du quand. Reprenant sept années avant le « headshot » de Tul, nous le rencontrons de nouveau sous sa forme chevelue (un dernier repère) où tout le mystère et la complexité des événements qui l'entourent lui échappent encore. Errant sans trop le savoir d'une femme fatale à une femme tout court, on joue à repérer les codes du film noir dans un autre contexte pour le plaisir de la structure plutôt que pour l'efficacité même de celle-ci : divisé en pièces de résistances fortes sachant accentuer les moments-clé de l'intrigue, l'ensemble peine à s'assembler.

En effet, la complexification recherchée par Ratanaruang - une décision totalement en filiation avec le genre à qui il a voulu rendre hommage - ne parvient pas à ramener tous ses bouts de ficelles autour d'une unique tresse, un solide et tangible fil d'Ariane qui nous permettrait de saisir la transcendance dont Tul nous parle tant. Converti au bouddhisme, il fait écho au soldat déchu de La harpe de Birmanie de Kon Ichikawa où le Japonais Mizushima, suite à la défaite de son pays, s'était reconverti en moine pour enterrer les corps de ses camarades tombés au combat ainsi que de ses anciens ennemis. Il en vient à décoder la vie autrement, à la voir à l'envers, certes, mais surtout à l'inverse de ce qu'il attendait d'elle. Méditant sur sa mort inévitable - quelle espérance reste-t-il à un condamné sans famille et sans amour? -, il perd le sens du temps et de l'espace, devient à la fois un tireur sans pareil, mais tout particulièrement un homme observant son existence se décliner en cycles mortels avec leurs redites (les deux femmes qu'il croise, les hommes qui le trahissent, les lieux qu'il visite, etc.) qui l'ancrent dans une mouvance répétée, irrécupérable et intrinsèquement liée à la structure dramatique du film noir tout comme à celle du concept de cinéma de genre, celui d'un cinéma générique dont le jeu sur les codes et les attentes demeure la mesure de son efficacité. Cherchant sans cesse à s'agripper à une femme comme on s'accrocherait au bord d'une falaise, le héros-type de Ratanaruang meurt de n'avoir eu personne sur qui compter, de n'avoir eu aucune relation tangible qui l'aurait ancré dans le monde (voir la forêt de regrets que parcourent les personnages de Nymph ou le couple isolé sur sa plage dans Last Life in the Universe), qui lui aurait permis de traverser sain et sauf sa jungle d'asphalte.

Envisageant son scénario et son personnage comme la conceptualisation symbiotique d'un art de la répétition, Ratanaruang défie le film noir au lieu de le renverser, car à se jouer autant de ses codes, il en vient à rendre fragile l'ossature du cinéma de genre si usée, rabotée mille fois par dix milles autres mains. Ainsi, s'il a su on ne peut mieux diriger ses comédiens Nopachai Chaiyanam, Sirin Horwang et Chanokporn Sayoungkul, il s'avère le seul et unique responsable de la perte de rythme drastique dans le troisième et dernier tiers du film, une conclusion se dénouant au ralenti et sans la vigueur des premières parties. Ne s'exposant plus à une alternance audacieuse entre trois versions du même personnage qu'il avait pourtant pris le temps de nous présenter auparavant (celui aux cheveux rasés, celui à la cicatrice et l'autre à crinière), l'ambition se dégonfle.

Et c'est précisément dans cette adéquation avec le film noir en général que Headshot parvenait à s'élever au-dessus de la mêlée, car voilà un film qui inversait les priorités spectaculaires habituelles, une oeuvre qui faisait des fusillades des actes nonchalants et des dialogues des instants de précision hors normes où travellings et équilibre des cadres faisaient belle figure. Parti en quête d'originalité, d'une relecture renversée, d'une vue à l'envers d'une impression de déjà vu, Ratanaruang revient enfin au bercail de la sécurité classique, celle qui fit de son opus l'alternative audacieuse qu'il fut, mais qui, d'un geste aussi impétueux que le genre « hard boiled » peut l'être, a placé le cinéaste dans une impasse, un piège dont il ne se serait extirpé qu'en acceptant de trahir ce pour quoi il avait tant travaillé.

Fût-elle futile, cette quête n'en demeure pas moins celle des explorateurs, catégorie rarissime dont Ratanaruang - entre-deux jamais vu entre Wong Kar Wai et Johnny To - est un rare représentant, une espèce en voie d'extinction de metteurs en scène dévoués à la recherche de nouvelles formes plutôt qu'à l'esthétisation des terrains connus.
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Critique publiée le 18 juillet 2012.