On s'entend généralement pour dire que le documentaire de type « portrait » fonctionne à son plein potentiel lorsqu'il réussit à prendre la situation la plus particulière possible pour la relier à un ensemble dont l'importance est inversement proportionnelle :
Marina Abramovic: The Artist Is Present y parvient autant par son sujet que par la manière dont celui-ci nous observe. En effet, il serait bien mal vu de restreindre la paternité de l’oeuvre au seul talent de
Matthew Akers et de
Jeff Dupre, car plus que bien des intervenants ayant été un jour fixé par l'oeil du documentaire, Abramovic, « grand-mère de l'art performatif », nous transperce du regard, renverse lors de rares instants la spectature classique opposant le public au film. Charme qu'elle retient évidemment de ses nombreuses performances questionnant le corps, le regard sur les autres et sur soi, la douleur ou l'orgasme, l'artiste d'origine serbe ne fait pas dans le compromis, et ce, depuis ses débuts dans les années 70.
À l'époque, elle se flagellait en public, se tailladait un pentagramme juste au-dessus du pubis et étonnait par sa ténacité physique lui permettant de cogner de tout son corps une colonne de béton comme de faire tourner en rond une fourgonnette en hurlant des chiffres aléatoires pendant seize heures d'affilée. Ce corps, il semble avoir supporté les pires supplices, les pertes de connaissance les plus tordues en l'honneur d'une réflexion publique sur sa résistance, autant face aux objets contre lesquels allait mettre à l'épreuve son endurance que face aux regards qu'il devait endurer comme pour mieux les refléter. Et c'est précisément dans ce « reflet » qu'Abramovic questionne la présente de l'artiste dans l'art performatif et sa capacité à réorienter le potentiel artistique d'une oeuvre sur le regard même du public plutôt que sur l’oeuvre elle-même.
Mais quelle est donc cette « présence de l'artiste » du titre? Qu'est-ce qui a causé tant d'émoi au MoMA en 2010? Simplement une chaise, une table, puis une autre chaise. Sur l'une d'entre elles, Abramovic, jeûnant et immobile, fixe son invité, un client du musée qui n'a le droit ni de distraire ni de parler. L'exercice dure une quinzaine de minutes, certains font la file durant près de vingt heures pour y arriver. Un marathon qu’elle endure pendant 90 jours... sans aucun répit, sinon celui de la fermeture nocturne.
À chaque nouveau partenaire, Abramovic se prépare tête baissée pour faire le vide, pour ne pas voir le ou la nouvelle venue émerger de la foule qui s'entasse autour d'eux. En relevant sa tête, l'artiste provoque un face-à-face percutant où elle place son vis-à-vis dans un profond état de choc. Être observé, un quart d'heure durant, c'est en venir à se regarder soi, à réfléchir à ce que l'autre pourrait déceler de vérité en nous sans jamais nous avoir connu, sans même ne nous avoir jamais parlé. C'est la prise de conscience drastique de notre être et de notre manière de l'incarner. Comme l'avançait une galeriste interviewée par Akers, que peut-on demander de plus à l'art que de nous donner à voir l’âme humaine, la nôtre au premier chef? C'est à force de regard qu'on en viendrait à ne plus voir, au coeur du portrait, la femme Abramovic, mais bien notre visage prenant forme dans le sien, notre vie se décalquant à partir de la sienne.
La plus grande qualité du film, c'est d'être parvenu à rendre cette impression de profondeur présente dans l'attention de l'artiste en prenant d'abord le temps de dévoiler sa longue et fructueuse carrière dans une première partie aux allures de documentaire télé finement fignolée (après tout, c'est une production de la HBO) avant de se diriger vers un panorama intimiste de sa tumultueuse relation avec son ancienne flamme, l'artiste allemand Ulay, avec qui elle signa la majorité de ses performances des années 70 et 80. En allant jusqu'à recontacter son partenaire, Abramovic entame sa rétrospective d'une vie au MoMA par la formation d'une trentaine d'individus qui prendront place dans une série de best of présentés dans les galeries entourant le clou du spectacle, le marathon de « l'artiste en présence ». Nous donnant par des images d'archive autant les performances passées que leurs « remakes », le film de Akers et Dupre réussit là où de nombreux films sur l'art échouent : il dilate le temps, nous permet soudainement de saisir toute l'ampleur de la carrière d'Abramovic non pas en exposant fièrement son oeuvre, mais bien en réfléchissant sans cesse sur la portée de son travail. Plus qu'un documentaire sur l'art ou sur une exposition,
Marina Abramovic: The Artist Is Present, anime l'art performatif intrinsèquement lié à l'idée qu'il doit être expérimenté en présence de l'artiste.
Ce qui aurait été vain ailleurs, voire incohérent, prend ici une tout autre tournure en abordant ce qu'il y aurait à penser du cinéma et de l'interprétation en vue de cette étude de caractère accomplie par la Serbe. « À quel point est-ce une performance théâtrale? », demande-t-on à un
James Franco de passage par-là. « Ce n'en est pas », répond-il, sinon que la liaison anonyme entretenue par ces deux regards se fait dans un contexte où la scène rappelle probablement celle du théâtre où mille yeux observent le déroulement d'une relation dont ils ne peuvent faire partie. Quant à elle, la principale intéressée explique la différence entre l'art performatif en attribuant à celui-ci la responsabilité du réalisme, du vrai sang et de la véritable endurance; le théâtre, lui, est fait de faux sang, de décors et de performances régulées selon un horaire de représentation ponctuel, calibré. Art de la vie cherchant à la pousser à bout, la conviction d'Abramovic tourne autour d'un amour inépuisable des milliers de participants à qui elle donna, à eux seuls, une dose d'attention tellement exclusive et concentrée qu'elle en fait flancher la majorité, repartant du musée en pleurs, choqués d'avoir mérité tant de gentillesse d'une artiste à la renommée internationale.
Akers et Dupre posent enfin cette question de la célébrité et de l'anonymat, car c'est par sa réputation et l'accumulation de ses prouesses (qui l'entourent tout au long de la rétrospective) qu'on en vient à comprendre toute la discipline spartiate d'Abramovic, sa vie pleine de cicatrices et d'offrandes corporelles impensables au nom de la lutte contre les tabous et la misogynie des idéaux les plus conservateurs. Ode à la nouvelle femme, ce corps en a bavé et se présente comme le sacrifice de la féminité à être reconnue comme l'égal de la masculinité : une épopée des sexes dont Abramovic est l'une des grandes héroïnes du XXe siècle.