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« Quand est-ce qu'un roi est roi? Il est toujours roi, bien sûr. Mais il est des situations où il l'est plus que d'autres. Où il est très exactement le roi qu'il fut créé pour être. Celui que personne d'autre n'aurait pu être à sa place.
Pour notre roi Louis XVI, je l'ai tout de suite compris et je l'ai vérifié souvent, c'est le moment, le soir, avant qu'on le déshabille pour son Coucher, où il vide ses poches et pose son couteau sur la table de chevet. Là, dans ce geste, il est formidablement royal.»
– Les adieux à la reine, Chantal Thomas |
Il est important, voire crucial, de citer
Les adieux à la reine de Chantal Thomas pour parler du film au titre homonyme de
Benoît Jacquot. Important, car cette dixième adaptation de roman pour celui qui en est à son vingtième long métrage vient contredire la petite théorie du « film en soi », du « film pour ce qu'il est » de la critique généraliste qui, j'ose croire, se refuse à l'intertextualité par paresse rhétorique et soucis d'une ligne éditoriale bancale rattachée aux médiums, jamais aux discours (« je suis un critique de cinéma, donc mon travail est de parler de cinéma »). Lire, donc, non pas pour y aller de comparaisons entre ce qu'on a oublié et ce qu'on a inclus dans le film, mais lire pour tenter de retrouver le rythme du livre et cet air romanesque inspiré, puis voir comment Jacquot l'a traité, comment il est parvenu à prendre ce journal intime de la liseuse de Marie Antoinette, pour en faire une grande oeuvre sur la fin d'une époque, mais pas sur le début d'une autre.
Dérogeant à la volonté de Thomas de raconter son récit en flashback (forme narrative que lui obligeait sa structure découpant la chute de la monarchie en trois jours du 15 au 18 juillet 1789), Jacquot reprend la voix off à commentaires de la jeune Sidonie. Incarnée par
Léa Seydoux, qui en profite pour confirmer son statut de nouvelle Vénus talentueuse du cinéma français, l'héroïne sera présente du premier au dernier plan, nous accompagnant toujours à travers Versailles de peur qu'on s'y perde sans elle. Servantes de la cour, ménagères, cuisiniers et gondoliers importés s'affairent à garder le domaine royal sous un certain calme. Ne sortant pas de l'enceinte du château, sauf dans un épilogue où nous resterons néanmoins prisonniers de la calèche des fugitifs, la mise en scène de Jacquot mise sur la claustrophobie des lieux pour créer de la détresse là où les livres d'Histoire nous ont appris à critiquer la royauté.
Ce qu'il faut dire, c'est que Jacquot, comme Thomas, refuse de faire le procès d'un régime tout comme il refuse d'en faire la parabole d'un monde moderne où les rois auraient fait place aux financiers. Écrit par une historienne, le roman est moins un drame de cape et d'épées qu'un fugace testament d'une époque révolue; jouant sur la nostalgie de conditions plus confortables, Jacquot, quant à lui, se fait l'écho du livre en soulevant visuellement la décadence véritable de Versailles (rats dans les conduites d'eau, insalubrité des chambres des domestiques, maquillages par-dessus grimages pour masquer pustules et puanteurs à leur aise).
Pas de parti pris, point de vilaine menace paysanne aux portes du château. Non, seulement la pesanteur du temps qui passe et de l'immuabilité des ouvrages nous relatant le dépeuplement de Versailles en ces jours de juillet 1789. Rien pour lutter contre cette date, car elle viendra bien assez tôt et lorsqu'on regarde le film nous y amener si rapidement à travers ses trois actes - trois journées, comme sur le papier -, nous saisissons aussitôt que la structure en compte à rebours permet d'évacuer les platitudes de service, les facsimilés sur écran noir, les dialogues explicatifs et rébarbatifs.
Économie de temps pour Jacquot, qui aime s'exprimer en moins de deux heures, elle démontre l'arrivée à un certain sommet pour le réalisateur friand d'épopées sentimentales. Privilégiant comme à son habitude une errance passionnée où les états d'âme méditatifs ne sont jamais une excuse pour la lenteur d'une caméra à son tour contemplative, l'auteur semble arriver à un point de concision fort louable où, comme dans
Villa Amalia, le montage nous épargne la longueur tout en nous en transmettant sa sensation. Paratonnerre de la réflexion, Jacquot prend les coups en postproduction et ne nous laisse à voir que la beauté de l'éclair, son ressenti dans ces plans subjectifs rapides entre deux autres plus généraux, entre ces dialogues soutenus et sa musique classique tout à fait à propos. En cela,
Les adieux à la reine est une grande réussite, car parvenir à faire un film d'époque aussi court, aussi dense, aussi captivant, n'est pas une mince affaire.
Il y parvient par ce style qui nous ferait dire qu'il est le plus typiquement français des cinéastes français depuis Éric Rohmer. Cette comparaison grandiloquente, on la trouverait justifiée dans leur amour commun du dialogue, du jeu sur le tutoiement et le vouvoiement, sur les registres de langue variant du plus familier au plus soutenu. C'est une manière de diriger des acteurs, de les amener à prononcer leurs lignes avec un débit particulier, une certaine articulation tout en n'hésitant jamais à les confronter lors de joutes verbales où chacun pense à voix haute ou basse - le cinéma américain transforme la narration et le dialogue en action quand le cinéma français, à son meilleur, fait de l'action sa narration et son dialogue.
Il y a donc ces lignes d'action, parfaitement écrites, impeccablement dites; ces murmures : « Je crois qu'ils ont pris la Bastille »; cet ordre de la Reine à sa liseuse : « Déshabillez-vous »; ces excitations si vétustes : « C'est le Roi, là-bas! ». Le roi en question, incarné par un prestigieux
Xavier Beauvois, il nous faudra près d'une heure avant d'en apercevoir le visage, car s'il était d'abord placé si loin pour nous donner l'impression qu'il était divin, le rapprochement progressif de la caméra nous montrera plus tard un être humain grand dans l'Histoire, mais petit dans l'histoire.
Ce jeu de proportion fait toute l'importance des
Adieux à la reine et participe à restituer à la royauté cette allure de perfection superlative en nous dévoilant, par en dessous, les raisons de sa chute. Amoureuse de sa régente comme une esclave amadouée par ses chaînes en or, Sidonie s'approchera à son tour des figures royales, de leurs pressentiments les plus intimes. Cette peur qui la gagnera, comme nous, c'est de se voir sacrifiée avec ses maîtres pour les avoir servis. Comme si tourner une page d'histoire impliquait de s'en débarrasser, la jeune femme craint d'être oubliée, de périr en n'étant qu'une simple note de bas de page, facultative, remplaçable, vaine. Ce qu'il y a de grandiose dans
Les adieux à la reine, outre ces fameux adieux, c'est sa qualité tragique intrinsèquement historique : le regard d'un historiographe qui se serait mis à faire de l'art. Et du grand, en plus.