WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Acadie, l'Acadie?!?, L' (1971)
Michel Brault et Pierre Perrault

L'histoire et le vertige de son souffle

Par Mathieu Li-Goyette
À revoir L’Acadie, l’Acadie?!? en ces temps de crise, on se rappelle soudainement que l’Histoire est plus complexe qu’un simple amas de répétitions, qu’à chaque époque ses combats, qu’à chaque ère ses injustices à défier, que la crise actuelle est sans précédent dans notre éducation nationale, que Brault et Perrault avaient filmé là quelque chose comme la fierté d’un peuple prisonnier de son espérance aveugle en un avenir, non pas meilleur, mais tout simplement d’un avenir où les universités ne seraient pas à la solde d’une économie néolibérale, d’une privatisation de leurs départements, de l’extinction des sciences « inexactes » (donc, humaines), mais bien le fleuron d’un projet de société inédit en Amérique du Nord, terre d'ouvriers en quête de rêves inventés, mais jamais de citoyens en quête de réalités achevées.

Face au courage des cinéastes de l’ONF partis en Acadie filmer les protestations (pour le gel des frais de scolarité dans un premier temps et contre le bilinguisme malhonnête et la stigmatisation du français dans un deuxième), on prend compte de la nuance fondamentale entre un documentaire et un reportage. Parce qu'en cette différence réside la distinction entre une information et un engagement avec le réel, entre le retrait d’un auteur et l’implication de celui-ci auprès du sujet qu’il s’est décidé à filmer - nul plus près que Brault pour tourner, préférant le grand angle, il s’approche pour se rapprocher (à l’opposé de la posture habituelle du caméraman faisant le piquet et privilégiant le zoom). Car avec sa plongée dans les manifestations, dans ces rangs témoins d’absurdités au sein du conseil municipal de Moncton (où les représentants estudiantins sont forcés à utiliser l’anglais pour se faire comprendre), dans cette résidence où les personnes âgées sont privées de nourriture lorsqu’elles sont surprises à parler leur langue maternelle, Brault capte le trémolo des voix fatiguées, les désespoirs des étudiants pessimistes comme des professeurs les plus vaillants; le documentaire est inépuisable tandis que le reportage, lui, est un ustensile jetable.

Ces plans magnifiques - celui où les élèves tendent un bras fasciste pendant le « God Save the Queen » des loyalistes, celui où Brault précède les étudiants sortant en file tout en entonnant « Auld Lang Seine » (Ce n’est qu’un au revoir) -, nous replongent dans l’obsession de l’Histoire, dans la notion même d’héritage. Brault et Perrault en furent les témoins les plus judicieux. La prouesse sur le terrain du meilleur de nos imagiers nous donne à voir encore aujourd’hui comment, à bout de bras, il traîna sa faiseuse d’images du plus général au plus particulier en écoutant attentivement les consignes de son collaborateur. Grâce à l’apport de la structure de Perrault, celle d’un anthropologique convaincu qui filmerait peut-être ici l’ultime cri acadien, l’organisation de leur film permettait d’exposer un problème tout en faisant état du désespoir ambiant. À chaque manifestation publique se succède une réunion privée où les étudiants, vus de près, discutent de la difficulté de continuer le combat. Les cinéastes sont alors leurs complices et regardent, à leurs côtés et dans la même direction, les épreuves insurmontables à venir. Une fois retournés auprès des foules, Brault s’éloigne de nouveau et leur laisse se reconstruire en personnages invincibles et déjà historiques. De leurs conversations privées, de leurs souvenirs de vacances captés sur la plage jusqu’aux tribunes, L’Acadie, l’Acadie?!? est un hommage à un mouvement, mais aussi à ses leaders; d’un extrême à l’autre, la matière humaine se fait matière de société. Plus qu’ailleurs, Perrault parvient à faire de l’anthropologie avec sa caméra, à montrer comment l’Homme mythifie ses semblables et ressent le besoin de se ranger derrière des personnages charismatiques, convaincus, convaincants.

Ces quatre étudiants, ces archétypes que nous pouvons si facilement appliquer à ceux que l’on voit sans cesse aujourd’hui, étaient peut-être malgré eux les symboles du mouvement, ceux dont l’Histoire allait se rappeler grâce, entre autres, au film qu’on leur consacra à l’ONF. Ce serait pourtant là méprendre le chef-d’oeuvre de Brault et Perrault et oublier, dans un même geste, l’ensemble des étudiants acadiens rangés derrière la cause; il est vrai que l’on attribue toujours plus aisément à des « personnages » sélects les plus grands rassemblements, mais cette vision héroïque des soulèvements sociaux s’avère elle-même issue d’une stratégie médiatique d’enregistrement de l’Histoire où la société n’est jamais l’acteur principal d’une révolution.

Mais cette pensée change. De L’Acadie, l’Acadie?!? à aujourd’hui, du chemin a été fait et c’est parce que les mouvements populaires qui secouent notre printemps 2012 sont aussi fondamentalement décentrés (contrairement à ce que les médias s’évertuent à faire croire), c’est parce que la population prend conscience des techniques réductrices du gouvernement à isoler la force des manifestants à un nombre restreint de présidents d’association (et de porte-paroles) qu’il n’est pas impossible de réussir là où les étudiants de l’Université de Moncton avaient échoué en 1969. Leur échec, celui de sacrifiés qui espéraient que le « Québec entendrait cet écho et se réveillerait à son tour », n’aura ainsi jamais été vain. « L’Acadie, c’est un détail », dit pour conclure l’une des intervenantes. « On a fait un film sur un détail? », rétorquent alors les cinéastes.

Revoir aujourd’hui L’Acadie, l’Acadie?!?, c’est reprendre conscience de ce souffle historique (cet amas d’incalculables « détails ») qui ne s’est jamais essoufflé, c’est le sentir souffler jusqu'à aujourd'hui, sentir que le peuple a plus souvent raison que son gouvernement. C’est avoir l’impression vertigineuse d’être les témoins d’une marche continuant celle des étudiants défaits qui chantaient le coeur au ventre, le sentiment qu’une Histoire s’écrit de nouveau, en surimpression (et non pas en répétition, à dire vrai), réimprimant ses traces sur une société pas après pas, pancartes après piquets, matraques après poivres dans une superposition toute en strates - celles dont parlait Michel Foucault dans son Archéologie du savoir où, aux dires de l’historien, trop longtemps avions-nous transformé les monuments en documents et qu’à présent, l’histoire métamorphosait les documents en monuments. Il cherchait à l'épaissir, à quitter ce va-et-vient. Il est temps de prendre part à cette transformation, à cet épaississement et de faire des livres d’histoire et des leçons d’école le fruit d’une éducation sociale trop rarement mise à profit. Ce souffle historique est en train de faire trembler le sol. Sous les pieds des manifestants, c’est l’Histoire, c’est la mémoire, mais aussi l’oubli qui les guette. Si, à tout moment, la masse peut encore tomber dans l’abîme, c’est en luttant pour le progrès dans un exercice constant de mémoire et d'ouverture que le présent construira assez d’avenir pour produire des couches pour se distancer du néant, pour stratifier activement ce dans quoi on ne voudrait pas s'engouffrer; si l’on étudie l’Histoire, c’est bien pour l’écrire et pour bien l'écrire.
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Critique publiée le 30 avril 2012.