ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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About Elly (2009)
Asghar Farhadi

L'effacement

Par Mathieu Li-Goyette
Un cri retentit dans un tunnel. Nous sommes à Téhéran et la gaine de l'état ne se fait pas sentir. Au contraire, la main mise du gouvernement sur ses sujets ne fait qu'accroître le sentiment de liberté qui abonde dans les premières séquences d'À propos d'Elly. Si le même drame avait été français, américain, québécois, il n'aurait eu que la moitié, le tiers de la force qu'il a ici parce que Farhadi sait jouer, mieux que ses contemporains, d'un assemblage complexe d'interdits et d'obligations qui savent alourdir l'atmosphère sans jamais être le propre de ses récits. En fait, son cinéma semble être en quête d'un parfait équilibre entre une critique sociale enveloppée d'un enrobage mélodramatique. Chacun des enjeux du scénario (doivent-ils avoué avoir menti, doivent-ils se porter garant d'une femme inconnue?) porte en lui une part égale de quête d'amour et d'amitié et de misogynie, d'inégalité et d'une loi du silence qui plombe les vacances de trois familles dans le nord de l'Iran avant même que celles-ci n'aient eu le temps de mentir ou même d'avoir le moindre quelque chose qui mériterait un mensonge. L'Interdit avec un grand I, cet empêchement au quotidien, voilà ce qu'il y a à dire à propos d'Elly.

Soyons plus clairs. Prenons par exemple cette toute première scène où les personnages nous sont présentés piqueniquant dans un parc. La route n'est pourtant pas si longue entre la capitale et la mer Caspienne (il faut compter entre trois et quatre heures), mais c'est l'occasion pour des familles réunies de manger ensemble et pour leurs enfants de se dégourdir les jambes. Un des adultes, Ahmad, s’est récemment divorcé et arrive tout droit d'Allemagne. Autour de lui, la fête s'entame à peine qu'un de ses amis les nargue déjà, lui et Elly, une jeune institutrice qui les accompagne pour la première fois parce qu'elle s'est liée d'amitié avec Sepideh. Il faut bien imaginer la scène. Festive, tranquille, rythmée au point où le spectateur a de la difficulté à suivre les échanges entre amis nous donnant l'impression qu'ils se connaissent depuis longtemps - très peu nombreux sont les auteurs étant parvenus à recréer l'amitié à l'écran, chose bien plus subtile que la romance, et ce n'est pas sans éloge qu'on comparerait ici Farhadi à Leigh ou Cassavetes. Mais revenons à cette petite moquerie d'après-midi, à ce premier indice que quelque chose va clocher entre Elly et Ahmad. Alors que le gag se met en place, Sepideh s'empresse de le désamorcer : « Arrête tout de suite, tu vas la gêner ». Pourquoi la gêner? Si le spectateur, déjà étourdi par une bonne douzaine d’informations qu'il essaie d'emmagasiner depuis ces cinq premières minutes (à commencer par les noms des nombreux protagonistes), prête le moindrement attention à cette ligne, il n'y verra au moins que le commencement d'une gêne romantique, donc une gêne qui, selon la progression linéaire habituelle des films, devrait se dé-gêner. Plus encore, on imaginerait, ayant le titre du film en tête, qu'À propos d'Elly portera précisément sur ce premier indice qui deviendra une piste, puis une solution à la tristesse du célibataire.

Mais il n'en est rien et c'est pourquoi nous parlions d'un métissage serré entre une culture et un mélodrame classique. Rapidement, À propos d'Elly est amené à restreindre notre attention sur la disparition subite de la jeune institutrice. Le courant l'aurait emportée pendant qu'elle surveillait les enfants, ne nous laissant d'elle que ces plans en staccatos où elle tentait de faire voler un cerf-volant sur le rivage de la mer venteuse. Des plongeurs arrivent, c'est la panique : Elly est introuvable, elle doit donc être morte. Il faut alerter ses proches, son « frère » (qui s'avère être son fiancé). Que faire? Plus le temps passe et plus les espoirs de la retrouver sont écartés. Le nouveau drame en est un tout autre : comment Sepideh a-t-elle osé inviter Elly sachant qu'elle était fiancée? Que pensera sa famille? Qu'ils essayaient de briser son mariage et de la proposer à Ahmed? Les enjeux sont inversés. Nous ne nous soucions plus de la disparition, mais bien du choc qu'il faudra encaisser par la suite. La mer est venue prendre l'angoisse des protagonistes pour l'emmagasiner et leur relancer en pleine figure. À tenter d'observer cette nature qui paraît si insouciante face à leur crise, les trois familles se confrontent, se disent ce qu'ils ne se sont jamais dit; la béance laissée par Elly vient révéler peu à peu de dures vérités sur l'incommunicabilité et les secrets que chacun gardait pour soit. À propos d'Elly s'inscrit ainsi comme le descendant direct des L'Avventura et des Picnic at Hanging Rock, ces chefs-d’oeuvre qui savaient eux aussi critiquer les espoirs égocentriques de l'homme moderne en rapport à ses relations interpersonnelles. L'harmonie des trois familles unies, puis brisées par la perte d'une visiteuse, voit son étanchéité mise à l'épreuve comme jamais.

Au final, la faculté la plus impressionnante d'Asghar Farhadi consiste en sa capacité à créer des systèmes dramatiques où les enjeux s'emboîtent naturellement sans jamais que sa mise en scène ne nous donne l'impression d'une manigance. Son style s'efface au fil des plans - cet effacement progressif de la « griffe auteuriste » serait sa marque - parce qu'il est strictement au service de ses personnages. La caméra les suit pas à pas, regarde dans la même direction. On ne les surplombe pas, on ne les épie pas. En fait, et là est la preuve concrète de son génie, son adhésion à ce style réaliste nous empêche de connaître le sort d'Elly. Filmée lorsqu'elle a été vue pour la dernière fois par la petite fille, sa disparition ayant eu lieu à l'extérieur du regard, il ne nous est pas non plus permis d'y avoir accès. Pas de caméra sous-marine pour nous la montrer être emportée par les vagues, pas de bulles d'air remontant à la surface, Elly s'en est allée entre deux coupes au montage.

Pareillement, lorsque le fiancé d'Elly se pointe à leur maison au bord de mer, il demande à être seul, à longer la plage et à se recueillir auprès du dernier repos de son amante. Refusant tout montage parallèle, la tristesse de l'homme en deuil est cachée; à l'intérieur, les trois familles s'agitent à savoir s'ils doivent lui dire l'exacte vérité ou s'il serait plus prudent d'occulter les intentions réelles d'Elly (trouver un meilleur mari). La panique s'empare de la maison, les enfants sont mis à contribution dans le mensonge et l'on coordonne les bonnes phrases à répéter pour s'assurer de la cohérence du subterfuge. Nous savons le fiancé pas bien loin. Il pourrait même revenir d'un moment à l'autre et les prendre à revers. À propos d'Elly est ainsi parfaitement terre-à-terre, comme trop peu de films savent s'être fidèles pour renoncer aux outils du cinéma en échange d'un réalisme qui est celui de la performance, de la finesse du dialogue et des idées qu'il évoque. Deux ans avant Une séparation, Farhadi perfectionne sa propre esthétique et se discipline à la faire respecter. Cette droiture ne saurait être mieux calculée, plus apte à exprimer la complexité des sentiments qu'elle représente et incite l'appréhension - celle des moindres silences - au monde des possibles qui suivra. Un monde de nuances qui s’entrouvre à chaque phrase, à chaque instant.
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Critique publiée le 21 mars 2012.