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Impardonnables (2011)
André Téchiné

Vers un cinéma de cols roulés blancs

Par Mathieu Li-Goyette
Il est écrivain. Elle est ex-mannequin. Il se cherche une maison à Venise. Elle vend des maisons à Venise. Une heure après leur rencontre, ils décident d’y emménager ensemble. Il est vieux, mais elle l’est moins. Il a une fille, mais elle n’en a pas. Cette fille vient lui rendre visite, jalouse la nouvelle amante et fugue. Désemparé, le vieil écrivain commande à la meilleure amie (et ex-copine homosexuelle) de sa nouvelle flamme de retrouver son enfant égarée à Venise. Tout tombe bien, car la dame en question est un détective privé. Il se trouve même que cette dame a elle aussi un fils et que lui vient de sortir de prison. Pendant que l’on pourchasse un riche comte et baron de la drogue du coin (qu’ils connaissent tous personnellement), un drame familial de trahison et de cocufiage s’en suit.

À film insipide, cliché et générique, résumé insipide, cliché et générique. Ce serait un trop mauvais jeu de mots que de dire que la dernière réalisation d’André Téchiné est impardonnable, mais elle n’appelle qu’à ce genre de jugements : mauvaise, elle assemble différents morceaux d’un puzzle hautain avec l’allégresse d’une dissertation créative en cours de formation personnelle et sociale. Ne valant pas mieux qu’une discussion d’école élémentaire sur la « morale de la vie », elle porte en elle tout le mal que se donne le cinéma français d’épater et tout le mal qu’il répand au-delà de ses frontières, sous le sceau de son auteurisme, dans le cinéma mondial.

Nulle part ailleurs ne trouverait-on un cinéma d’auteur aussi cantonné dans le drame bourgeois. Dans aucun autre pays la norme serait d’inscrire ses personnages dans des cadres aussi prétentieux et à l’écart d’un monde le moindrement humain. Emmitouflé dans les richesses, les personnages d’Impardonnables se créent des lubies, croient avoir tout vu quand ils ne voient pas au-delà de leurs nombrils. Nulle part ailleurs non plus ne trouve-t-on autant de films tournant autour des adultères et des écarts incestueux (ici, la fille de l’écrivain qui lui envoie une vidéo où elle se dénude devant lui en faisant l’amour à son baron du crime). Intégralement épicurien, sans nuances et avec un goût de la luxure aussi grand qu’il a le goût de la genre-ification à rabais (le film noir, avec sa « femme fatale » soulignée à traits noir de jais : « On dit que vous êtes comme une femme fatale », dit-on à l’ex-mannequin), Impardonnables n’est plus symptomatique du « cinéma de qualité française » comme on l’a si souvent décrié. Non, car à force de s’embourber dans des récits faits de coloriages vainement incolores, de faire de l’art de la mise en scène une simple accumulation d’images poétiques à rimes plus pauvres que celles d’un collégien (ces longs plans au téléobjectifs où le personnage voit l’arrière-plan le perdre dans le monde, ces montages superposés où l’attente de l’adultère cliché fait place à d’autres halètements comme ceux d’un chien), c’est aujourd’hui un cinéma à col roulé blanc (et non un cinéma de col blanc ou de col bleu), soit un cinéma d’administrateur ennuyé, ennuyeux, riche et coincé.

C’est-à-dire un cinéma dont l’ancêtre est celui des téléphones blancs - cette tendance italienne bourgeoise et empoisonnée qui fleurissait du temps de Mussolini -, un cinéma qui n’a rien à envier au cinéma officiel français d’aujourd’hui où la stature du récit (donc la stature de ses personnages, ses décors, ses comédiens et sa musique) passe avant l’intelligence dramatique. Stature et non qualité, efficacité et non intelligence, c’est la différence entre un film efficace parce qu’il brille de tant d’éclats (André Dussollier et Carole Bouquet dans tous leurs ébats) et un film intéressant parce qu’il a quelque chose à nous raconter (démystification d’un adultère à Venise). Téchiné ne sait ici combiner les deux. Le luxe de sa production a aspiré tout le talent qui pouvait lui rester et là où Olivier Assayas parvenait dans L’heure d’été à faire un film bourgeois tout en dénonçant les clichés de la classe et son genre, Téchiné, en restant les bras croisés, en prend la défense.

Ce cinéma du luxe, au col si serré qu’il empêche de prendre une posture autre que la plus officielle, la plus éreintante (et aussi la moins attrayante de la panoplie de vêtements chauds que nous offre la mode), se remarque jusque dans les moindres détails des surplus gras qu’il emmagasine. Mince voile de dentelle sur le lit à baldaquin, chassés-croisés amoureux sur petits bateaux dans un canal de Venise, arrivée du mari en hélicoptère en provenance de Zurich, volonté des personnages de briser le calme ennuyeux de la richesse, les petites touches « sophistiquées » sont si mates qu’elles empêchent de s’y voir. Identification impossible, même aversion envers la suite de rebondissements absurdes, ce que ressentira le spectateur à la vue d’Impardonnables n’a rien d’invitant; l’univers du film est clôt sur lui-même et parle en fait d’une Venise aussi factice que si elle était reproduction en studios - la mauvaise utilisation des décors trop garnis était d’ailleurs l’une des particularités de ce cinéma italien prétentieux. Les gens n’y vivent pas, seulement les vedettes. Le courant de la vie ne trouve aucun sens où couler. Pas de quotidien, mais seulement des « fais-toi réchauffer le gigot d’agneau que je t’ai préparé » suivis d’une nuit torride. L’invraisemblance de la vie d’un écrivain célèbre mêlée à celle d’une femme qui jamais ne l’a trompé remet même en question l’existence d’une intrigue. D’abord, nous cherchions la fille de l’auteur. Ensuite, nous enquêtions sur la possibilité d’un cocufiage. Enfin, tout rentre dans l’ordre et le cycle des saisons suggéré par les intertitres nous passe sous le nez avec la même normalité qu’il possède dans la nature - faux, car même dans la nature, les saisons glissent avec le charme d’un « chacun son tour », une circularité qu’Impardonnables passe à peu de baisers près sous silence.

Le fait est qu’Impardonnables raconte à peine une histoire, sinon celles de personnages commettant des actes impardonnables. D’ailleurs, la question du pardon est évacuée dans le silence des malaises. Pas de discussion, pas de morale sinon celle de la fuite du conflit familial, la plasticité des personnages empêche l’éclosion d’un débat sur la conscience. Le pardon impossible semble découler d’un grand ordre immuable des choses telles qu’elles devraient l’être au cinéma - les amants ne se pardonnent rien, ne disent rien et partent ensemble au lit - plutôt qu’elles ne pourraient l’être dans la vie. Aucune lourdeur, aucune difficulté à vivre puisque tout se règle pour ces gens capables de se réfugier dans la grandeur de leur confort. Pas de problèmes, j’irai à ma demeure suisse le temps de décompresser dans les Alpes. De cette facilité malhonnête et de ces regards toujours égarés à l’extérieur du cadre - ils ne pointent pas vers Venise, mais plutôt vers la vacuité d’un non-enjeu noyant la diégèse -, nous ne pourrions qu’être insultés par le temps gaspillé, mais surtout par le gâchis d’émotions jetées aux poubelles.
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Critique publiée le 10 février 2012.