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Albert Nobbs (2011)
Rodrigo García

L'homme qui n'était pas là

Par Laurence H. Collin
Dans Albert Nobbs, Glenn Close joue un homme. Ou, plus précisément, Glenn Close joue une femme se faisant passer pour un homme pour des raisons économiques dans le contexte de l’Irlande du XIXe siècle.  Nobbs a toujours souhaité ouvrir une boutique de tabac, rêve que les économies de toute une vie d’ouvrière ne pourraient jamais financer. Dissimulée sous un accoutrement de sommelier depuis si longtemps, ce qui reste de son identité féminine semble s’être complètement estompé avec le temps. « What is your name? », lui demande un individu connaissant son secret. « Albert Nobbs », répond-elle. « No… your real name ». Close, le regard totalement désemparé, laisse un silence de quelques secondes pour ensuite répéter : « Albert Nobbs ». Tout compte fait, il n’est pas faux d’affirmer que dans Albert Nobbs, Glenn Close « joue » littéralement un homme.

Qualifier cet homme de « réservé » irait au-delà du simple euphémisme; Albert Nobbs est une figure qui semble à peine habiter sa propre existence. De sa démarche extrêmement discrète au timbre fragile de sa voix, on croirait qu’il est un fantôme, si ceux-ci partageaient nos vies domestiques. Toutes ces années passées à camoufler sa vie intérieure en sont venues à faire tout bonnement disparaître celle-ci. Close, aussi coscénariste et coproductrice du projet (lui-même adapté d’une pièce de Broadway dont elle personnifia le rôle titre il y presque trente ans), s’investit dans son personnage à un point tel que le spectateur en vient à momentanément oublier tout autre composition marquante de sa longue carrière. Nobbs est une entité volontairement sous-expliquée, aux traits psychologiques les plus sommaires et indicibles, et son interprète lui donne vie comme si elle n’avait jamais incarné quiconque d’autre. Ce n’est pas peu dire pour une actrice de son calibre - particulièrement pour une dont le faciès dur et la grande virtuosité au niveau des dialogues ont toujours su focaliser toute l’attention de la caméra.

Nobbs lui-même s’avère d’ailleurs l’une des difficultés majeures auquel son film homonyme fait face. Car celui-ci porte sur un être dépourvu d’intériorité et n’ayant jamais rien à dire. Même gratifié de la meilleure interprétation imaginable (et avec Close aux commandes, nous y sommes pratiquement), Nobbs représente difficilement un point d’intérêt capable d’ancrer un récit s’étalant sur presque deux heures. Cette contrainte relègue au réalisateur Rodrigo Garcia une tâche beaucoup plus imposante qu’il ne paraît le constater lui-même : celle de développer les nombreux fils de pensée que propose son histoire. Et la présence de ceux-ci ne pourrait être plus éclatante : questionnements sur l’identité sexuelle, les classes sociales, l’abandon de soi, la solitude… bref, des thématiques absurdement prépondérantes à la surface même du texte. Ce qui rend d’autant plus frustrante l’absence saillante de voix du cinéaste alors que le potentiel de l’oeuvre sollicite autant d’être exploité.

Garcia, en possession non pas d’une, mais de deux interprétations tout à fait magistrales (j’y reviendrai), choisit donc de piloter Albert Nobbs comme un ouvrage largement narratif. Un parti pris qui représente dans l’ensemble une assez mauvaise décision. D’abord, parce que son récit suit une montée dramatique plutôt minimale (la première moitié du film prend une éternité avant de matérialiser la moindre trace de conflit). Ensuite, pour la simple raison que Garcia est inapte à rythmer l’enchaînement de ses scènes. Non pas que le drame d’époque soit un genre cinématographique dont les parties gagnent à être assemblées à la façon de Crank: High Voltage, mais si l’on ne montre jamais vraiment la volonté de fouiller l’esprit de ses sujets ou bien de commenter le contexte social les englobant, que peut-on retirer d’un simple enchaînement de conversations relatives aux situations immédiates?

Garcia lâche la bride à mauvais escient à chaque fois que le scénario s’attarde au rapport qu’entretient le protagoniste avec la jolie soubrette Helen Dawes (Mia Wasikowska, tirant comme d’habitude le meilleur d’un rôle limité). Nobbs souhaite marier celle-ci; une amitié dont la nature suggère à la fois un amour platonique, une romance impossible et un acte de manipulation involontaire. Rien de tel ne se concrétise. Visiblement prisonnier des conventions du film de prestige, Garcia mise tout sur le ton cérémonieux de sa mise en scène pour donner une signification à la relation, mais en vain. La même exécution pourrait résumer le traitement offert à la plupart des rôles secondaires, notamment ceux tenus par Aaron Johnson, Brendan Gleeson, Pauline Collins et Jonathan Rhys Meyers.

L’ironie, c’est que la richesse d’Albert Nobbs se dévoile à chaque instant où un certain Hubert Page (Janet McTeer) occupe l’écran. Nous l’apprendrons assez vite, celui-ci se révèlera également être une femme ayant choisi de vivre une vie d’homme. Bien que son illusion s’avère en surface moins crédible que celle de Close, McTeer a le bénéfice d’incarner un gentleman aussi assuré que charismatique. Hubert trouve sans problème les failles dans la façade d’Albert, forçant ce dernier à enfin révéler une part de sa véritable nature à quelqu’un. Durant toutes les scènes partagées par Close et McTeer, l’omission d’un angle intéressant de la part du réalisateur ne se fait soudainement plus sentir. Ses actrices parfaitement à l’unisson remplacent toutes les nuances et ambigüités manquant à l’écriture du film. Une de leurs séquences communes se déroulant sur une plage et impliquant des habits de femmes parvient à en évoquer tellement en verbalisant si peu qu’on la jurerait sortie tout droit d’une version infiniment plus à la hauteur de tout le talent derrière Albert Nobbs.

Hélas, celle à laquelle nous assistons, hormis la puissance des interprétations de Close et McTeer, se distingue surtout par sa carence généralisée d’imagination et d’avancement. La volonté de Garcia de ne jamais obstruer la voie de ses actrices a beau occasionner plusieurs moments de grâce, elle ne réussit guère à hisser l’ensemble au-delà du mélodrame d’époque platement conçu. « L’habit ne fait pas le moine », diront certains. Je me contenterai plutôt de constater qu’il ne suffit pas de placer n’importe quel objet dans un musée pour en faire une oeuvre d’art.
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Critique publiée le 3 février 2012.