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Shame (2011)
Steve McQueen

De Malle en pis

Par Élodie François
Sous bien des aspects, jusqu'à l'exceptionnelle interprétation de son acteur, Le feu follet de Louis Malle résonne dans le dernier film de Steve McQueen au moins autant que l'épure esthétique de Hunger, son remarquable premier long métrage, se manifeste dans le moindre de ses plans-séquences. On y retrouve cette même errance dramatique et ce même besoin d'introspection, car sous l'apparente quiétude du quotidien de leurs personnages se dissimule l'irascible nécessité d'un bouleversement. Et cela parce qu'il s'oppose entre eux et la vie le reflet de ce qui les répugne, leur propre reflet. Chaque fenêtre est l'occasion de cloisonner un peu plus l'étranger qu'ils deviennent. La vie passe à travers, se défile, intouchable, insaisissable, et il demeure pourtant la volonté inaltérable d'en faire partie, comme dans un réflexe d'humanité. Il y a de Hunger cette sorte d'empathie tragique qui plie notre regard à celui de son personnage, mais dont la vision ici conférée n'est pas seulement celle de l'homme, mais aussi celle de la grâce à laquelle il aspire. « N'y a-t-il pas plus dans le trouble d'un visage que dans l'émotion où l'on voudrait que simplement il nous renvoie? », concluait Rohmer au sujet du muet. Jusqu'à aujourd'hui, rarement le cinéma nous aura offert de présence aussi loquace que celle d'un Michael Fassbender qui semble porter en lui la cicatrice des acteurs qui l'ont précédé.

Si Alain Leroy semblait souffrir, entre autres, de ses amours impossibles, dans Shame, de peine de coeur aucune n'est esquissée; et la possibilité même que l'une ait pu exister est complètement évincée lorsqu'il avoue n'avoir jamais connu de relation plus longue que quatre mois. Mais c'est qu'il n'y ait jamais eu d'essai qui fait de son quotidien un échec encore plus grand. Ses contacts sont soit visuels, soit charnels, mais entre les deux ne naviguent que des images qui s'évaporent, des présences que l'on ne sait retenir et qui, même si elles s'imprimaient, ne sauraient combler l’abîme dont il est empli. Sa frustration, donc, ne se cantonne pas à sa vie, mais à la vie en général. C'est de la prévisibilité du monde dont souffre le personnage : de l'inquiétante habitude des usagers face au suicide d'un homme sur les rails du métro, du badinage des femmes mariées, de l'ennui d'une société sclérosée de répétitions, ankylosée d'habitudes. La photographie verdâtre, omniprésente de la rue au salon, du bureau à la chambre, constate d'un monde en train de se nécroser, d'un monde inapte au renouvellement de ses formes. Dans un bar, il provoque le conjoint d'une fille facile et, lorsque vient le moment de répondre de son agression, il ne démontre pas la moindre envie de se défendre. La mort, après tout, n'est que le dernier rempart de la vie, et se sentir la quitter l'ultime recours pour réaliser que nous étions en son sein (ce que sa soeur, Sissy, par ses multiples tentatives de suicide, n'a de cesse de réaliser).

Paradoxalement, c'est dans la chanson qu'interprète avec une facilité troublante Carey Mulligan que l'on retrouve l'un des problèmes fondamentaux soulevé par Shame : celui du rapport de l'individu et de la société, plus précisément, de la place de l'homme parmi les hommes. Que s'est-il passé entre l’étincelant film de Scorsese, New York New York et celui de McQueen? Où sont passés les rêves et les illusions du cinéma? Où est donc la mièvrerie de son originelle beauté? À croire que le plus jeune des arts se ride et qu'à force de se souvenir il écaille le vernis de sa jeunesse dorée et révèle l'ingérable éventail de ses possibilités futures : « Difficile d'être un homme, il faut avoir envie », confiait Alain Leroy à son meilleur ami.

Malgré ce que l'on pourrait croire, Shame est un film d'une grande pudeur; car derrière la maladive addiction au sexe de son personnage s'exprime l'insoutenable solitude d'un homme incapable d'aimer. L'amour, en vérité, y est craint, fui à un point tel qu'il ne reste du sentiment que ses plus essentiels atours. Les innombrables étreintes de son personnage, que l'on confondrait aisément avec de la passion, ne sont que le témoignage d'un sordide appétit d'illusion, une consolation pour le fait que la consolation n'existe pas. C'est parce qu'il ne sait pas comment aimer les gens, à commencer par sa soeur, qu'il ne sait comment aimer la vie. Handicapé émotionnel, il trouve en l'acte sexuel la sensation provisoire d’épanouissement et de béatitude à laquelle il n'a jamais cru. Par ailleurs, ne dit-on pas « faire l'amour »? Comme si le sentiment était « productible ». Alors, la honte de Shame n'est pas celle de trop aimer, mais bien celle de ne pas faire de l'amour - autrement dit du sexe - autre chose qu'un produit manufacturé. Or, c'est parce que l'amour est productible qu'il est commercialisable. Usiné, marchandé, le sexe y est ici compilé avant d'être consommé. Mais Shame n'est pas une critique de la marchandisation du sexe. À dire vrai, Shame n'est pas plus critique que ne l'était Le feu follet; qu'y aurait-il à critiquer, du reste, sinon l'Homme lui-même, et, avec lui, l'artificielle normalité qu'il s'impose.
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Critique publiée le 16 décembre 2011.