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Sleeping Beauty (2011)
Julia Leigh

Corps et âme

Par Jean-François Vandeuren
Le train de vie pour le moins particulier de Lucy (Emily Browning), objet de toutes les convoitises de ce premier long métrage de la romancière et réalisatrice Julia Leigh, sera parfaitement illustré par celle-ci dès les premières images du film. La cinéaste présentera alors tour à tour la jeune femme tandis qu’elle prendra part à une expérience médicale, fera le ménage dans un bistro après sa fermeture, se présentera à un cours et se retrouvera au coeur d’une soirée dans un bar huppé, dont elle repartira au bras d’un inconnu nettement plus âgé après avoir consommé une petite quantité de cocaïne et déterminé avec qui et quand elle coucherait par le biais d’une simple série de pile ou face. Le tout avant de finalement rentrer chez elle le lendemain et de s’y faire froidement accueillir par l’un de ses colocataires lui reprochant son incapacité récurrente à payer sa part du loyer. En plus de résumer avec une simplicité extrême la situation de son personnage principal, Leigh mettra parfaitement la table pour que nous acceptions de suivre Lucy au coeur de ce parcours de plus atypique et étrangement fascinant tout en imposant ses couleurs à titre de cinéaste par l’entremise d’une rythmique à la fois pesante, volatile et on ne peut plus soutenue. Sleeping Beauty nous entraînera dès lors vers des avenues ayant tout pour créer un profond malaise chez le spectateur, mais en parvenant habilement à relativiser sa propre noirceur afin de créer une certaine distance entre la caméra et l’évolution de l’intrigue comme du personnage principal. Ce qui ne signifie toutefois pas que Leigh échoue totalement au niveau de la création d’affect, bien au contraire.

N’arrivant pas à joindre les deux bouts malgré ses nombreux emplois, Lucy se fera finalement engager par une entreprise se spécialisant dans les services érotiques destinés à une clientèle bourgeoise. La jeune femme commencera d’abord par servir de l’alcool en étant très légèrement vêtue lors de soirées closes avant de saisir l’opportunité de gagner un salaire un peu plus substantiel en acceptant de se soumettre à des activités à la fois plus et moins exigeantes. Le tout débutera par la consommation d’une substance devant plonger Lucy dans un profond sommeil. Cette dernière devra ensuite s’allonger dans un grand lit pour s’y endormir, laissant son enveloppe corporelle à la disposition de ces hommes bien nantis qui pourront dès lors en faire ce qu’ils veulent, en autant que leurs pulsions ne mènent jamais à la pénétration ou ne laissent de marques sur le corps de « l’employée ». Le premier élément qui ressortira de cette série de séquences clés sera évidemment le contraste entre les effets de l’âge sur les corps des uns et l’apparente pureté de celui de l’autre. Le corps nu, fragile et vulnérable de Browning - qui relève ici brillamment le défi d’une performance extrêmement ardue sur le plan physique -, à la merci de ces trois hommes, révélera tour à tour la fascination, la frustration et l’impuissance de ses clients. Leigh nous confrontera alors d’une manière on ne peut plus directe à ces événements, sur lesquelles planera la plupart du temps un lourd silence, en en présentant les instants les plus difficiles par l’entremise d’un seul plan immobile au cours duquel la chair de Lucy semblera complètement désincarnée.

Mais au-delà de ces quelques séquences, au-dessus desquelles flottait déjà un parfum de scandale avant même qu’elles ne soient tournées, ce dont traite essentiellement Sleeping Beauty, c’est de l’évolution, ou plutôt de la détérioration, des rapports que nous entretenons avec la réalité comme avec nous-mêmes. La réalisatrice jouera d’ailleurs de finesse à cet égard en brouillant continuellement les pistes quant aux motivations réelles de son jeune protagoniste. « My vagina is not a temple », déclarera Lucy lors de son entretien d’embauche chez cette entreprise offrant des services pour le moins particuliers. Une réplique qui résumera parfaitement cette idée, et qui indiquera par la même occasion le peu d’importance accordée par Lucy à sa propre enveloppe corporelle, lui permettant de se détacher suffisamment pour pouvoir exécuter n’importe quel boulot. Cette dernière semblera entretenir une relation tout aussi confuse avec l’argent alors qu’elle n’hésitera pas à brûler un billet de banque sur le coup d’une simple impulsion, et ce, malgré ses besoins apparents de liquidité. Les choses ne seront guère plus rassurantes en ce qui a trait aux liens entretenus par Lucy avec un jeune homme dont le suicide annoncé sera présenté comme étant inévitable, elle qui ne fera rien pour l’en dissuader. Cette barrière psychologique, empêchant l’étudiante d’accorder une quelconque valeur à ce qui l’entoure et les mots de trouver une réelle résonance dans son esprit, ne pourra évidemment qu’être anéantie d’une manière particulièrement brutale. Une vulnérabilité qui se manifestera finalement lorsqu’elle sera confrontée par deux fois à la mort d’une façon aussi directe que personnelle. La seconde se sommera d’ailleurs par un puissant cri de douleur, premier véritable signe de vie, voire d’humanité, que donnera enfin Lucy en toute fin de parcours.

La réalisatrice impressionne d’ailleurs de par la façon dont elle sera parvenue à tirer une telle puissance dramatique d’un effort dont la mise en scène s’avère pourtant d’une froideur clinique. Une approche se nourrissant de contrastes, voire de contradictions, allant évidemment de pair avec cette nouvelle réalité beaucoup plus ardue et chaotique du passage à l’âge adulte qu’évoque Leigh du début à la fin. D’abord, en présentant des situations face auxquelles il sera impossible pour le spectateur de demeurer indifférent. Ensuite, en insistant continuellement sur le caractère aseptisé que projettent ses personnages comme ses décors et des événements qui ne demandent qu’à être perturbés, entre le ton monocorde sur lequel elle raconte son histoire et la charge émotive cherchant à fracasser ces méthodes désincarnées - qu’elle fera discrètement imploser ou bruyamment éclater, selon la situation. Pour le reste, le propos comme le scénario de Sleeping Beauty s’avèrent parfaitement relevés par une démarche esthétique dont le minimalisme n’a d’égale que la grande élégance. Les plans fixes et les mouvements de caméra on ne peut plus maniérés viennent appuyer pour leur part la lourdeur de la trame narrative, sur laquelle se posent également les notes tout aussi subtiles et inquiétantes des quelques compositions de Ben Frost. Le tout tandis que la progression du récit sera ponctuée d’un montage privilégiant une utilisation du fondu au noir faisant écho à celle d’un certain Jim Jarmusch. Leigh réussira du coup à éviter brillamment les pièges scénaristiques comme le misérabilisme dans lesquels tombent encore trop souvent ce type d’essais. Malgré un réveil assez violent, la cinéaste laissera tout de même paraître quelques pointes d’optimisme quant à l’avenir de Lucy qui, confrontée à la mort, n’aura eu d’autre choix que de (re)naïtre.
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Critique publiée le 5 mars 2012.