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Pina (2011)
Wim Wenders

La danse du film

Par Mathieu Li-Goyette
Pina Bausch était souvent à cheval entre le cinéma et la danse, ou plutôt entre la danse et tout le reste. Tellement qu'on baptisa son style le Tanztheater (théâtre de danse), soit des chorégraphies basées sur de petits gestes répétés, une accumulation de danseurs jouant sur leurs traits anatomiques (grands bras, longs cheveux). On dit qu'elle refusa les rapports romantiques classiques entre l'homme et la femme sur scène pour favoriser une mise en valeur d'un contemporain pessimiste raconté à travers la danse, les pas et les envolées. Elle usait d'éléments de décor énorme, d'objets autour desquels sa troupe s’agglutinait et interagissait dans une rencontre primaire entre l'homme et son environnement. Muse de Fellini dans Et vogue le navire... (1982), elle allait prêter sa troupe à Amos Gitaï pour Berlin-Jérusalem (1989) et attendait Wim Wenders pour créer avec lui un film dans l'esprit d'une communion entre la danse et le cinéma. En 2009, alors qu'ils s'apprêtent à tourner, le drame éclate. Cinq jours après avoir appris qu'elle était atteinte d'un cancer généralisé, elle décède avant même que Wenders n'ait pu tourner un seul plan qui se retrouvera dans le montage final de ce film enfin intitulé Pina. Un film en 3D, mais aussi le plus beau film en 3D qu'on ait pu voir et, malgré plusieurs mises en scène télévisuelles de la danse et de belles fixations de Carlos Saura au fil des ans, l'un des plus grands hommages depuis The Red Shoes à la danse, voire au mouvement tout court.

En fait, du film de Powell et Pressburger, Wenders retient la grâce des mouvements de caméra ambitieux et base son souffle sur une succession de plans rapides tournoyant autour d'une immobilité et sur des plans tranquilles pour illustrer la rapidité des danseurs. Par un jeu de contraires, comme le magma des corps rencontrant la glaciale caméra, l'équilibre se crée et déploie le talent des danseurs de Bausch qui voulurent lui rendre hommage. Portrait après portrait, ses anciens amis disent des choses simples sur la dame. Parfois muets dans la tristesse, ils ne peuvent que laisser le montage de Wenders faire suivre un numéro de danse qu'ils ont concocté dans le style Pina Bausch. À travers ces fragments, on retrace non seulement l'amitié d'une chorégraphe et de ses ouailles, mais on tisse aussi l'analyse des particularités de son talent. De petits mouvements mimétiques illustrent en introduction le passage des saisons, tous ses danseurs font la ronde, miment le passage du temps comme si l'on disait là que le temps passait trop vite, que Pina les avait quittés sans crier gare.

Cette ronde, Wenders la conduit tout au long du film à plusieurs reprises jusqu'à sa scène finale où les danseurs serpentent autour des vestiges du mur de Berlin érigé sur une colline désertée. La danse redevient mouvement simple et mouvement d'homme, mais aussi gestuelle de l'unification des corps et des esprits, un combat contre les hantises de chacun de danseurs qui se seront donné à voir à Bausch et à Wenders; un refus, comme nous le disions, d'une union classique entre les corps masculins et féminins. Chez Bausch, on a l'impression réjouissante de voir l'humanité récupérer de sa dignité, les riches comme les pauvres, ceux d'aujourd'hui comme d'hier. Sa vision humaniste raconte l'histoire de mannequins dépités, d'amants dans une ville trop moderne, d'hommes en perdition dans le désert.

Contrairement à ce qu'on a écrit ailleurs, il ne faudrait pas oublier, au-delà de la maîtrise de Wenders à filmer le mouvement et à établir une réflexion sur les corps à partir de gestes plutôt que de paroles, le rapprochement entre ces scènes dansées et l’oeuvre du cinéaste. Alice dans les villes, L'ami américain, Paris, Texas, ces films sont en creux de Pina. Histoires d'amour avec le territoire, série de questionnements sur l'espérance, la finalité et la traîtrise des images (qui paraissent toujours si réelles, surtout ici), Wenders rend hommage à Pina comme Pina, par l'esprit de sa troupe, rend hommage aux thématiques chères à Wenders. Tous deux voyageurs, l'une a conçu des chorégraphies et l'autre des films sur des villes et des régions qu'ils aimèrent : Palerme, Tokyo, Lisbonne, le Texas et Berlin. Cherchant à définir les formes et spécificités de ces lieux, ils ont raconté la manière dont l'homme se plongeant dans ces endroits allait dévier du cours de sa vie, de quelle façon ce qui nous entoure modifie ce qui est en nous. Autour d'une quête artistique aux allures de tourisme, Bausch-Wenders se réunissent ici au centre de Berlin, sur les ruines du mur, en compagnie de danseurs venus des quatre coins du monde qu'ils ont exploré, comme s'ils les avaient ramenés avec eux dans leurs valises. Ils ne parlent pas l'allemand (du moins, pas face à la caméra interrogative de l'auteur) et explorent leurs forces et faiblesses dans l'enseignement de Bausch, une manière de louanger la beauté de l'humain tout en jouant de ses précieuses différences.

Ballet des corps et des grands mouvements circulaires des bras pouvant à peine tenir contre le corps des danseurs, Pina, pour en venir au vif du sujet, est aussi un éloge de la technique cinématographique au service d'un autre art. En fait, par son utilisation innovatrice de la 3D en mesure de créer de la profondeur là où il ne pouvait y en avoir avant, Wenders offre la danse au cinéma et lui donne cette notion d'espace qui rend les mouvements des danseurs à leur état de profondeur sur la scène. Ce qui se déroule devant nous n'est plus du ballet filmé, mais bien du ballet sortant du film tout en aidant, par sa grâce et son contexte, le cinéma à développer son goût des trois dimensions encore si précaire. L'échange est mutuel, car il fallait au septième art une forme d'expression autre que celle des champs contrechamps et des poursuites automobiles pour faire aboutir son goût à émouvoir plutôt qu'à choquer le spectateur subjugué par les sensations d'objets sortant de l'écran et se dirigeant vers lui. Ici, rien de cela, que du mouvement et des superpositions de déplacements où la technologie crée un gouffre numérique, une béance virtuelle entre l'arrière-plan et l'avant-plan. C'est précisément dans cet espace que se démarque Pina puisque Wenders voit la 3D comme une manière de créer du relief dans le mouvement de ses danseurs comme dans la nature morte d'une ville rectangulaire. La profondeur atmosphérique de ce numéro sur le bord d'une falaise gagne un flou inédit au cinéma, provenant d'un goût pour la peinture du Quattrocento tout comme les nouvelles textures informatisées et surfaites procurent à Pina le lustre qui en fait non plus un film de danse, mais bien une danse du film où les strates expressives (la musique de Thom Hanreich, le travail sur les décors et sur les costumes) semblent se surligner grâce à la troisième dimension. Il faudra alors épargner au cinéaste les critiques face à la structure quelque peu télégraphiée de son film et aux instants d’épiphanie parfois coupés, comme si la chorégraphie avait été entamée par Bausch et restait incomplète suite à sa mort, pour se concentrer sur l'exploit que représente Pina, un film événement d'une élégance inouïe et d'une perfection technique rendant à l'idée de voir un film en salles son essentialité d'antan.
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Critique publiée le 15 décembre 2011.