DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Drive (2011)
Nicolas Winding Refn

À fleur de peau

Par Jean-François Vandeuren
Un homme, que l’on n’identifiera que par le pseudonyme de Driver (Ryan Gosling), se tient debout dans un appartement sombre et peu meublé, énumérant au téléphone des conditions d’embauche très précises pour un boulot qui n’a visiblement rien de bien légal. Quelques scènes plus tard, nous retrouverons le jeune individu au volant d’une Chevrolet Impala gris métallique « légèrement modifiée », la voiture la plus populaire de la grande région de Los Angeles - idéale pour se fondre dans la masse. Son mandat : conduire en lieu sûr deux malfrats venant de commettre un braquage dans un entrepôt. Le suspense atteindra rapidement son paroxysme au cours de cette séquence où aucun mot ne sera prononcé à l’intérieur du véhicule, nous laissant pantois devant les manoeuvres parfaitement exécutées d’un conducteur aussi imperturbable que confiant qui finira, bien évidemment, par trouver une façon de semer les forces de l’ordre, et ainsi respecter sa partie de l’entente. S’en suivra un générique d’ouverture mettant l’accent sur les paysages nocturnes de la Cité des Anges tandis que les noms des artisans du présent effort défileront à l’écran dans un lettrage rose fluo typique des années 80 au rythme des synthétiseurs de la pièce « Nightcall » de l’artiste français Kavinsky. Toute l’essence de ce huitième long métrage du Danois Nicolas Winding Refn se retrouve dans cette entrée en matière tout ce qu’il y a de plus fracassante, révélant une mise en scène fascinante, mais surtout extrêmement méthodique, dominée par un mutisme accentuant passablement l’effet de tension et une trame sonore qui révélera peu à peu le rôle essentiel qu’elle jouera au coeur de ce brillant exercice de style. Drive prendra alors progressivement les traits d’un suspense carburant au diesel comme à la testostérone, mais jamais aux stéroïdes, proposant l’un des mariages les plus stimulants entre la forme et le fond que le genre nous ait donnés.

Le caractère de Driver n’est évidemment pas sans rappeler celui de tant d’autres protagonistes s’étant retrouvés par le passé au centre de cette variante plus posée, voire parfois onirique dans le cas présent, du film de gangsters. Il est cet homme solitaire et avare de mots, dont le calme est en soi comparable à celui d’un volcan que nous savons capable d’entrer en éruption à tout moment, et qui présente des aptitudes plus que développées dans un certain domaine d’expertise, en l’occurrence ici tout ce qui touche de près ou de loin à la mécanique et à la conduite automobile. En plus de ses postes de garagiste, de cascadeur et de conducteur occasionnel pour des criminels de tout acabit, l’individu et son employeur Shannon (Bryan Cranston) chercheront également à démarrer leur propre écurie de stock-car avec l’appuie de deux partenaires d’affaires tout sauf légitimes, Bernie (Albert Brooks) et Nino (Ron Perlman). Entre temps, notre conducteur se liera d’affection avec sa voisine Irene (Carey Mulligan) et son jeune fils Benicio. L’évolution de leur relation frappera toutefois un mur lorsque le mari de celle-ci, Standard (Oscar Isaac), sera libéré de prison et réintégrera le domicile familial. Ce dernier sera toutefois forcé de commettre un vol contre son gré pour régler une dette qu’il aura contractée afin d’assurer sa protection durant son séjour derrière les barreaux. Une opération à laquelle se mêlera Driver, tel un samouraï cherchant à protéger les êtres qui lui sont chers, mais qui tournera rapidement au vinaigre lorsque l’opération se révélera un coup monté qui causera la perte de Standard. Le drame fera évidemment sortir le jeune homme en apparence imperturbable de ses gonds, lui qui s’engagera aussitôt dans une quête de vengeance dans le but de régler le cas des individus ayant chamboulé l’existence de celle dont il s’est épris, mais qu’il ne pourra jamais conquérir.

Cette formule, Nicolas Winding Refn la connaît sur le bout des doigts pour l’avoir déjà apprêtée à plusieurs reprises, lui qui s’infiltre de nouveau ici au coeur d’un univers froid et mécanique - c’est le cas de le dire - en s’intéressant pourtant principalement à la charge émotive émanant de chaque mise en situation. Il faut dire que la réussite de Drive s’explique avant tout par la façon dont le réalisateur suscite continuellement les émotions les plus vives chez le spectateur, que ce soit par l’entremise d’excès de violence particulièrement marquants, d’une tension dramatique se nourrissant directement des pulsions du personnage principal, ou des séquences plus poignantes tournant autour de la relation entre Driver et Irene. Cette adaptation du roman de James Sallis marque néanmoins un virage à 180 degrés pour le cinéaste danois. Celui qui nous aura habitués à une approche beaucoup plus brute et réaliste aura sorti cette fois-ci les gros canons afin d’édifier une facture esthétique extrêmement léchée venant parfaitement appuyer ce qui demeure au final une expérience basée essentiellement sur l’affect, laquelle sera merveilleusement amplifiée par un montage aussi patient que précis, la direction photo des plus flamboyantes de Newton Thomas Sigel ainsi que par la présence de pièces électroniques aux accents rétro savamment choisies et les somptueux élans du compositeur Cliff Martinez. Nous saurons évidemment à quoi nous en tenir simplement en voyant les accessoires auxquels Winding Refn et le scénariste Hossein Amini associeront dès le départ leur protagoniste, soit ces gants de cuir, ce cure-dent et ce blouson satiné orné d’un immense scorpion canalisant pratiquement à eux seuls le style comme le ton de l’effort. Mais Drive se déploie surtout à travers une mise en scène dans laquelle chaque élément finit par jouer un rôle essentiel sur le plan narratif comme dramatique, que l’on pense aux jeux de lumière on ne peut plus expressifs ou aux paroles de chansons venant verbaliser nombre de non-dits.

Sur papier, Drive n’a pourtant pas l’étoffe d’un film exceptionnel, présentant un récit somme toute élémentaire s’aventurant sur des avenues maintes fois visitées par ses plus proches semblables. C’est lorsque l’idée générale est finalement traduite en images que le projet prend véritablement tout son sens. Car il y a une volonté dans le film de Nicolas Winding Refn de ramener l’intrigue à sa plus pure expression afin de lier intrinsèquement le public à chaque élément qui la compose. À cet effet, Ryan Gosling offre une prestation à fleur de peau, entre la retenue phénoménale dont fait généralement preuve son alter ego et ces instants où celui-ci manifestera une rage intérieure des plus terrifiantes, caractéristiques s’appliquant aussi bien à un antagoniste personnifié avec tout autant de sang-froid par Albert Brooks. Des séquences d’une rare brutalité qui nous ramèneront d’une certaine façon au History of Violence de David Cronenberg, mais dans un ensemble se rapprochant davantage d’oeuvres comme le Bullit de Peter Yates et The Driver de Walter Hill. Le plus impressionnant sera alors de voir le cinéaste traiter les séquences abordant la relation particulièrement compliquée entre Driver et Irene (campée par une Carey Mulligan des plus bouleversantes) avec une intensité comparable à celles des scènes les plus graphiques. Il faut dire que Winding Refn sera passablement aidé ici par l’incroyable complicité liant les deux interprètes. Il ressort ainsi de Drive un film de genre méticuleux, aux dents extrêmement acérées, mais sachant également faire preuve d’une incroyable sensibilité, laquelle lui permettra de se jouer formidablement d’un nombre particulièrement imposant de clichés. Le présent exercice s’entête ainsi à plusieurs égards à aller à contre-courant de ce qui se fait actuellement dans ce type de productions et c’est définitivement pour le mieux, nous réservant une quantité ahurissante de moments d’anthologie pour lesquels il faudra les doigts de bien plus que deux mains pour arriver à les dénombrer.
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Critique publiée le 16 septembre 2011.