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In a Better World (2010)
Susanne Bier

Vengeance n'est pas à qui de droit

Par Mathieu Li-Goyette
Réglons dès maintenant une question qui est sur toutes les lèvres : le dernier film de Susanne Bier est plus maîtrisé, bouleversant, voire transcendant que le dernier Denis Villeneuve, Incendies à qui il a, selon certains, « subtiliser » un Oscar. Moins inconséquent, utilisant la perception de l’« autre » (ici le Soudan, et non un pays fictif du Moyen-Orient) comme comparatif et métaphore du quotidien, In a Better World ne tient pas à discourir sur l’inceste, mais plutôt, comme dans chaque film de Bier, sur une pulsion générique que l’être humain entretien avec son prochain. Comme le titre l’indique (en danois, « haevnen » veut dire « vengeance »), c’est de la rétribution dont il sera question, du jugement que l’on peut porter envers un autre qui a transgressé le territoire d’une morale qui nous tenait à coeur.

La prémisse, encore caractéristique de cet idéal film national relatant la vie d’un enfant qui apprendra à grandir sous les yeux d’un spectateur qui, par le fait même, découvrira un pays, raconte l’arrivée de Christian dans la vie d’Elias. Comme la fillette de Let the Right One In apprenait à Oskar à se battre, comme le film suédois portait lorsqu’il est apparu sur la « pédagogie de la violence », Bier poursuit la réflexion : que peut provoquer, dans la conscience d’un enfant, l’idée qu’une certaine transgression devra être punie? Violents à coups de couteaux, de pompe à air et de dynamites artisanales, les moyens de leurs actions sont moins importants que l’origine du mal. Elias, fils d’Anton, médecin au Soudan qui doit soigner autant les malades que les victimes d’un seigneur de guerre - ce dernier passera aussi sous le bistouri du père, serment d’Hippocrate oblige -, est un enfant formé à la non-violence. Son père, revenant ponctuellement au Danemark, prouvera d’ailleurs en apôtre de la paix comment on doit agir devant l’inévitable conflit : suite à un malentendu, un garagiste en colère le giflera à plusieurs reprises sans aucune répartie. Sous les yeux d’Elias et de Christian (qui, ne l’oublions pas, a récemment perdu sa mère et accuse encore son père de l’avoir « laissée partir »), le père sera humilié.

Or, ce qui est pour les enfants de l’humiliation est pour nous et le père une manière de servir de tampon entre la sauvagerie d’un monde qui n’en finit plus de s’exterminer et la contingence d’une violence (d’où l’importance d’avoir choisi là un personnage faisant des allers retours entre un Soudan terrorisé et un Danemark d’apparence tranquille). Pour Bier, la bassesse de l’homme est autant de s’attaquer aux enfants d’une tribu que de s’en prendre à un individu poli sur le chemin d’une grande ville. À chaque lieu ses actes dégradants et à chaque acte un désir de vengeance - le père, nargué par le seigneur de guerre, finira par le donner en pâture aux habitants locaux pour un lynchage bien mérité, nous confortant dans l’idée que Bier n’est pas non plus cinéaste moraliste, archaïque. La vengeance de son titre propose une discussion sur l’idée de la vengeance, sur la frontière qui sépare le désir de violence (celui des enfants) du vengeur et le désir de justice (celui du père), sur la manière dont, si l’abstinence de violence organise le monde, elle peut aussi exceptionnellement le sauver.

Quant aux enfants, ils devront apprendre à maîtriser cette pulsion primaire d’oeil pour oeil, dent pour dent, dernière étape, pour eux qui sont dans l’âge où les esprits se forgent, avant d’être aussi nobles que leurs parents. Servant d’amorce au questionnement central du film, les images de Hævnen sont parmi les plus magnifiques des dernières années et vaudraient probablement à elles seules le déplacement - la petite histoire de l’enfant qui apprend à ne pas faire de mal à une mouche, si elle est touchante et bien interprétée, ne dépasse pas le stade de la bonne exécution. Comment tant de violence peut naître dans tant de beauté nous demande Bier? La beauté des steppes du Soudan, des campagnes danoises, la Terre et ses couleurs nous sont livrées ici comme la plus grande des merveilles, tableau immaculé au centre duquel la violence extrême ne peut qu’être la tragédie de tout le portrait ainsi enlaidi.

Comme il fallait s’y attendre, le plan de vengeance des enfants (faire exploser la voiture du garagiste) tournera mal, blessera l’un des enfants et poussera l’autre aux portes du suicide. La violence n’est pas un jeu, nous dit simplement la cinéaste, qui décrit l’outrage ultime fait à un adolescent comme une violence faite à l’égard d’un parent, miroir dans lequel l’enfant doit pouvoir apercevoir un reflet réconfortant, mais aussi puissant, de sa personne future. Le garçon étant à l’image du père, l’apparente faiblesse de celui-ci condamnerait Elias, déjà martyrisé à l’école, à une vie de faible. C’est ainsi que Christian viendra tenter de le sauver, de lui permettre de s’insérer dans le monde non pas comme une victime, mais comme un bourreau. Les personnages du film de Bier craignent l’humiliation dans un monde si droit et parfait - pas un déchet ni une anomalie ne jalonne les rues de la communauté danoise - tellement qu’à comparer, par montage alterné, le Danemark au Soudan, on saisit enfin que ces gifles au visage sont bien peu de choses et que ceux qui ne pensent qu’à leur propre honneur ont vu bien peu de choses du monde.

Évidemment, je l’espère du moins, Bier ne nous apprend rien sinon qu’elle démontre beaucoup de talent à diriger ses jeunes comédiens et à transposer son discours dans un récit tentaculaire capable de s’emparer de nombreuses curiosités de l’enfance. Ne voyant pas tant cette période de la vie comme un temps d’épanouissement et d’innocence, l’enfant, selon Bier, doit être aussi responsable de ses actes, car il est éminemment conscient des conséquences sans jamais être en mesure toutefois de justifier les libertés qu’il saisit au détriment des autres. C’est pourquoi les moments les plus touchants s’avèrent ceux où les enfants se rebellent contre les adultes, lorsque Christian assène un coup de poing à son père, lorsqu’Elias dissimule un couteau à l’insu de sa mère, lorsque le film capte ces moments où, d’un trop plein d’amour, le fils redonne une violence, une haine innée prête à éclore à chaque provocation. In a Better World trace la charte de ces points limites, tente d’en établir un sens par rapport à l’éducation des êtres à leur milieu de vie. Et pourtant, nulle réponse ne vient, car nulle réponse n’est possible. La violence passe, les pots cassés se réparent, d’autres se désintègrent et la vie poursuit son chemin. Jusqu’au prochain affront, jusqu’à la prochaine vengeance.
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Critique publiée le 2 mai 2011.