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Episode 3: 'Enjoy Poverty' (2009)
Renzo Martens

Stratégies de communication au coeur des ténèbres

Par Jasmine Pisapia
Si l'on pensait, malgré l’avertissement du titre, assister à un autre documentaire plein de bons sentiments sur la misère de l’Afrique, de ceux qui nous bouleversent, mais nous offrent le cachet final du « feel good movie », on se trompe. Renzo Martens, ce Hollandais blond à l’air faussement candide, part au Congo. Il part avec la caméra sur l’épaule, le cran et l’impudeur en poche. Il guide son entreprise par une équation logique : la pauvreté, qui attire des dons monétaires internationaux, est une ressource - au même titre que l’or ou le café. Assomption irrévérencieuse? Syllogisme de mauvaise foi? Peut-être bien. Mais c’est un outil précieux qui lui permettra d’entamer une démarche et de retourner comme un gant nos conceptions en matière d’aide humanitaire et de charité.
 
Martens se met en scène en personnage narcissique, en colon des temps modernes, en anthropologue vicieux du début du siècle qui enregistre ses impressions, ses prophéties, ses théories paternalistes sur les « vraies » façons d’aider l’Afrique. Son attitude ambiguë, voire désaxée, se confirme lorsqu’il chante en marchant et se filmant lui-même, ses bagages portés par deux jeunes Africains. Illuminé par la vocation de sauveur, il entreprend de donner les moyens aux Congolais de réussir, notamment en apprenant à mieux exploiter et tirer profit de leur ressource naturelle la plus accessible : la pauvreté. Pour cela, il prend la figure du photojournaliste, vecteur « promotionnel » principal de cette pauvreté, mais aussi outil rhétorique puissant. Martens interviewe donc l’un de ces photographes européens - celui qui, quelques heures plus tôt, répondait tranquillement à son cellulaire devant un cadavre assailli de mouches. Suite à cet entretien, un simple calcul permet d’évaluer le salaire mensuel qu’engendrent ces photographies choc : 1000 dollars par mois. Parallèlement, les photographes du village africain, eux, avec leurs photos de cérémonies et de mariages locaux, récoltent moins d’un dollar par mois. Conclusion de Martens (qu’il déclare à ses amis photographes africains) : mieux vaut photographier des femmes violées, des enfants malnutris et des cadavres. C’est plus payant. Cruelle aventure pour ces jeunes photographes qui suivront les leçons de Martens sur comment choisir l’enfant le plus maigre, la femme veuve la plus désespérée, le cadavre le plus décrépi, pour se rendre compte au final que leurs photos ne remplissent pas les exigences esthétiques des ONG. Ce seront encore et toujours des photographes européens qui rentabiliseront sur la belle pauvreté de leur pays. Par effet de miroir, notre journaliste hollandais, accrédité par l’Union Européenne, parcourt les villages et filme les horreurs, mais plus encore, il filme le blanc qui filme les horreurs. Il filme le blanc qui se purifie en nettoyant les horreurs. Et à travers tout cela, il est l’horrible blanc.
 
La photographie est un élément crucial du film de Martens. Il s’attaque aussi aux médias. Les photos d'hommes noirs pauvres que l’on retrouve dans les galeries, les clichés constants qu’arrachent journalistes et reporters occidentaux, les photos intimes et directes de mariages des photographes d’un village congolais… Toutes ces images, en plus d’étaler différents possibilités de représentation, dévoilent un potentiel de capital différent, une relation de pouvoir instaurée par les discours. L’opération de Martens est remarquable en ce qu’elle lève le voile sur les différents discours qui existent autour de l’Afrique et de la pauvreté, ainsi que sur la réalité des ONG. On reconnaît un certain vocabulaire récurrent, des mots-clés répétitifs qui sont employés à outrance par les Congolais eux-mêmes et qui deviennent hautement problématiques. Combien de fois entend-on les mots « enfants malnutris », que ce soit prononcés par les ONG ou de la bouche des habitants du village qui brandissent des feuilles de statistiques. Le peuple africain a lui-même assimilé le langage promotionnel des artisans de la communication et le recycle pour légitimer sa propre misère. Derrière tout cela, on devine une administration complexe, dominée par une bureaucratie flottante. Qui détient les documents? Qui les rédige? Qui leur donne légitimité? En plus d’une pluralité des discours (et d’une surprenante coexistence de ceux-ci), on comprend aussi leur pouvoir incroyable : les mots réconfortants et affirmatifs d’un homme tel que Martens dans son film, aussi délirants soient-il, réussissent à créer l’engouement d’une foule et la communauté le suit avec entrain, tous réunis sous le slogan « Enjoy Poverty Please ».
 
On comprend bien que le film ait choqué. Ce n’est pas sans raison. Il perturbe le politologue ou l’historien : le film n’offre aucune analyse étoffée ni de contexte historique éclairant la situation congolaise. Il éveille la honte des vestiges chrétiens positivistes qui nous habitent. Il déconcerte les humanistes: Martens a complètement écarté le paradigme éthique. Pas de gants de velours, pas de « politiquement correct », pire encore : pas de respect d’une dignité humaine. Sa caméra extirpe des images terribles sans préavis, ses questions sont indiscrètes et mal placées, son personnage est d’une rudesse sans pareil. Et pourtant, c’était essentiel pour son travail, comme s’il avait voulu supprimer toutes les enjolivures, tous les discours mielleux, effectuer une table rase. Pas d’éthique de représentation, et - plus angoissant encore - pas plus de solution morale ni de rédemption. Même le prêcheur est sans remède. Après avoir passé au broyeur brutalement tous bons sentiments et culpabilités d’occidentaux, il émet toutes sortes de solutions schizophrènes aux maux de l’Afrique, en entraînant ses amis africains avec lui. D’un côté il parle d’empowerment, de prise de conscience, de donner aux Africains les moyens pour leur propre réussite ; puis il finit par sauter les pieds joints dans ce paternalisme amorcé pour attiser les foules et louer la complaisance dans la misère, l’acceptation de son sort avec le sourire. « Enjoy poverty », quoi! Le cynisme de Martens - l’auteur - n’est pas une solution, mais un outil décapant. S’arracher aux violons, à la rhétorique bienséante, aux discours de pitié stériles et rire nerveusement pour tenter d’y voir plus clair.
 
Certains parlent d’intervention « artistique ». On se doit de rester sceptique. Il a l’idée sympathique d’user d’énormes lettres néon pour son slogan, qui rappellent vaguement les installations à la Merz, l’esthétique froide et hypermoderne de l’art contemporain. On peut aussi parler de performance. Il est vrai que Renzo Martens se met en scène et intervient concrètement en toute performativité : lorsqu’on le rencontre sur Skype après la projection de son film aux RIDM, il parle « du mec Renzo » comme d’un personnage. Les enjeux ici ne sont certainement pas esthétiques. Il s’avère que ceux de l’art non plus, depuis longtemps. Martens aurait pu se passer de ce totem de néons décoratif et l’exercice réflexif de son oeuvre aurait été le même. Le sentiment que l’Occident développe à l’égard de l’Afrique est ambigu et nourri par des informations médiatisées et promotionnelles. On est tous tombés par inadvertance à la télévision sur l’un de ces vidéos où vous parle un blanc à l’oeil larmoyant avec un enfant noir dans les bras et un numéro de téléphone sans frais en bas de l’écran. Les modalités de représentation qui sont employées pour nous « vendre » la misère doivent être mises à nu. Et si l’art est cet espace de questionnement, cette lunette qui défigure lucidement et pose le doute sur nos perceptions, alors l’entreprise de Martens y trouve sa place.
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Critique publiée le 16 novembre 2009.