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Pink Panther, The (1963)
Blake Edwards

Pour une architecture de l'humour

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Durant les années soixante, Blake Edwards forma avec son acteur fétiche Peter Sellers ainsi que le compositeur Henry Mancini une sorte de sainte trinité de la comédie américaine. Mais bien que The Party demeure l'incontestable sommet de cette mythique collaboration, c'est sans contredit la série des Pink Panther qui constitue la plus iconique des créations du trio. Pourtant, il me semble qu'aujourd'hui ce premier volet de la célèbre franchise s'avère paradoxalement sous-estimé malgré sa célébrité. Comme si, victime de son propre succès, le film était devenu un simple titre familier n'évoquant qu'un thème musical inscrit depuis belle lurette dans le subconscient collectif. Réécouter The Pink Panther, toutefois, c'est se souvenir que derrière l'aura de sympathique ringardise rétro se cache un film à la mise en scène particulièrement intelligente, pleine de cette subtilité qui fait d'Edwards l'un des grands auteurs comiques de sa génération et l'héritier légitime des légendes du muet. Trois scènes, spécifiquement, démontrent le talent de ce véritable architecte de l'humour; trois scènes qui, par leur rigueur et leur précision, rappellent le potentiel de la forme cinématographique même à générer le gag.

L'intrigue elle-même tient de la pure formalité. Accessoire, elle offre surtout des lieux luxuriants tels que Cortina d'Ampezzo où camper le tout, de même qu'une raison pour que se rencontrent nos personnages. On oublie souvent, parce que les suites graviteront entièrement autour du Clouseau de Sellers, qu'il n'était pas le principal protagoniste de The Pink Panther. Cet honneur revient à David Niven, qui incarne ici un gentleman cambrioleur désirant subtiliser un précieux diamant à la plantureuse Claudia Cardinale. Mais Sellers, en s'empêtrant (mal)habilement dans cette classique histoire au goût du jour, confère au film son identité. S'enfargeant dans tous les objets que met à sa disposition Edwards, l'acteur vole presque la vedette au film lui-même - et certainement à Niven, qu'il croisera de nouveau quatre ans plus tard dans l'excentrique et dispendieuse parodie de James Bond Casino Royale. Comédien on ne peut plus physique, Sellers cabotine avec un flair hors pair tandis que ceux l'entourant se distinguent par une certaine élégance : sa femme se pavane dans des vêtements griffés Yves Saint Laurent, Robert Wagner joue les jeunes premiers avec le bon goût de rigueur et Niven est d'une classe on ne peut plus british.

Complices, Sellers et Edwards échangent les clins d'oeil amusés comme deux intrus au sein de cette atmosphère sophistiquée. Lors d'un numéro musical où la caméra suit (par obligation) une jolie chanteuse, Sellers se glisse presque par accident dans le plan - déréglant par sa maladresse une chorégraphie jusqu'alors bien orchestrée. Mais les pitreries de son Clouseau ne sont pas à la base des vraies pièces de résistance comiques de The Pink Panther. Le réalisateur utilise son chien dans un jeu de quilles à bon escient, mais conserve le contrôle sur l'ensemble grâce à son travail d'orfèvre sur le cadre. Lors d'une opération de séduction particulièrement loufoque dans la chambre du couple Clouseau, par exemple, le réalisateur s'amuse à placer ses deux acteurs hors champ, ne ramenant Sellers à l'écran que pour ponctuer la scène de contretemps supplémentaires avant de ramener l'action vers son véritable point focal : l'extérieur de notre champ de vision. Le coup du hors champ, Edwards nous le refait en bout de parcours pour couronner l'une des séquences les plus inspirées de son film : cette finale où, sous le regard d'abord dépassé, puis vite blasé, d'un vieillard, des hommes déguisés en animaux se pourchassent à toute allure jusqu'à ce que le son d'un accident ne mette fin à la frénésie ambiante.

Edwards, par l'entremise de sa caméra, semble dire que ce délire n'a rien d'exceptionnel. Ses structures calculées s'en détachent, exacerbant justement par ce flegme la folie des situations. L'apothéose de ce petit jeu, le cinéaste la réserve cependant à une scène précédente où deux voleurs (affublés de grotesques costumes de singes) sont piégés dans des plans d'une précision mathématique, se cherchant instinctivement sans jamais se voir. Ce va-et-vient parfaitement symétrique culmine lorsque les deux hommes s'aperçoivent enfin… dans un cadre construit à la manière d'un miroir. Voir et ne pas voir, savoir alors que le personnage lui ne sait pas : le troisième grand engrenage du film, le chassé-croisé amoureux prenant la forme d'une partie de cache-cache dans la chambre à coucher de l'inspecteur, repose tout entier sur ce principe fondamental de l'humour à l'écran. Mais cette fois, c'est d'un sens du rythme impeccable que fait preuve le réalisateur en enchaînant constamment les renversements de situation, laissant toujours Clouseau dans le noir le plus total jusqu'à un aboutissement qui fait rejaillir (à grand renfort de champagne giclant) la tension sexuelle sous-jacente de ce généreux cortège de gags.

Certes, The Pink Panther souffre en tant qu'ensemble de sa structure épisodique. Les séquences fortes y opèrent à un tout autre niveau, comme détachées d'une intrigue qui, parfois, manque de souffle. Mais par sa compréhension supérieure de l'espace, et de la capacité du cinéma à lui imposer des configurations éloquentes, Blake Edwards, lorsqu’il arrive à se libérer des contraintes de la narration, s'assure de livrer quelques leçons de mise en scène virtuose qui valent encore aujourd'hui le détour. On pourrait même dire qu'il redonne à cette expression surutilisée, « mettre en scène », tout son sens. Edwards peaufine les détails, minute les événements et positionne les corps pour que tout se déroule selon une logique précise, dans un ordre exact. Ne laissant rien au hasard, sauf peut-être lorsqu'il laisse cette force de la nature qu'est Peter Sellers se déchaîner, le cinéaste fait preuve d'une minutie obsessionnelle pour que chaque chose soit à sa place au bon moment. C'est ce souci du détail qui fait de The Pink Panther autre chose qu'une grosse farce facile, malgré les quelques facilités que l'on s'y permet.
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Critique publiée le 28 mars 2011.