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Sans queue ni tête (2010)
Jeanne Labrune

Sortir de prostitution comme on entre en psychanalyse

Par Guilhem Caillard
Courant 2010, le philosophe Michel Onfray donne l’impression de réanimer une polémique pourtant loin d’être récente. Le crépuscule d’une idole, l’affabulation freudienne - essai fustigeant le père de la psychanalyse et sa théorie jugée par l’auteur inféconde, misogyne et homophobe - conduit à ce que certains iront jusqu’à identifier comme la « crise des analystes ». Habitués à cette tendance à la surenchère de crises, passons sur ce point. Il reste qu'intentionnelle ou non, la coïncidence avec la sortie du dernier film de Jeanne Labrune ne joue pas en sa faveur, bien que la cinéaste affirme avoir évité les liens avec l’actualité.

Dans la mesure du possible, jouons-la plutôt fairplay : sans chercher au-delà du film, son titre Sans queue ni tête se suffit à lui-même, ce qui est déjà un problème en soi. En fait, c’est le genre de titre pour lequel une justification se fait attendre dès le début du récit - faiblesse qui ne pardonne pas. Dans ce cas, c’est une simple ligne de dialogue, propre et rapide, qui révèle le pourquoi du comment : psychanalyste blasé, Xavier Desmestre (Bouli Lanners) se fait dire par un de ses patients que son existence n’a ni queue, ni tête; le patient semble alors guérir instantanément pour avoir pris conscience des maux de son propre thérapeute. Et, en effet, monsieur Desmestre ne va pas bien du tout. Son épouse (Valérie Dréville) le trouve tristement changé, « cynique par conformisme, mou par indifférence ». De quoi ébranler le couple : Xavier quitte son bel appartement pour résider dans un hôtel. Il croise alors la route d’Alice Bergerac (Isabelle Huppert), prostituée de luxe et de profession, traversant aussi une crise existentielle (qui a dit « une fois n’est pas coutume »?). C’est néanmoins ce qu’elle croit et qui la conduit à entreprendre une analyse. Mais il en faut peu pour constater qu’Alice, dans toute son intransigeance et sa force, est en fait la seule à même de replacer les choses et ramener Xavier sur le droit chemin. Car, nous l’aurons compris, Alice vaut bien mieux que la vie qu’elle mène.

Au chapitre des jeux de mots, il y a bien sûr le « sans queue ni tête » qui, étant donné le contexte, ne pousse guère loin l’originalité. Tandis que l’idée de faire cohabiter dans cette formule l’esprit (Xavier pour sa condition bourgeoise et intellectuelle) avec l’autre « chose » (Alice et son commerce du sexe) se veut encore moins convaincante. Mais il y a pire. Dans la première scène, Jeanne Labrune cherche maladroitement à tout nous présenter en moins de trois minutes, soit : qu’Alice est une prostituée, qu’elle est sur le point de se remettre en cause, qu’une collègue est là pour l’aider, qu’elle ne manque pas de cynisme et que c’est ce qui la rend courageuse. La belle affaire. La scène devait être prise au second degré, mais rien ne fonctionne. Les deux femmes se trouvent chez un antiquaire et rêvent des objets qu’elles aimeraient se payer. Parmi les plus belles pièces, une série de pipes. S’engage alors une discussion avec le propriétaire sur les pipes qu’Alice pourrait revendre et lui, qui y croit vraiment, l’interroge sur l’origine et la qualité des pièces…

Le schéma se répète ensuite et la thématique des objets de collection traîne avec lourdeur sur le récit. Chaque personnage est en effet associé à un objet qui marque à la fois le début et le terme de la remise en question qu’il traverse. À commencer par Alice, qui fait l’acquisition d’un compotier en échange d’une passe : l’objet - le seul dont elle est propriétaire - fait irruption alors qu’elle songe à changer de métier. De son côté, peu avant de rencontrer la prostituée, Xavier déniche dans une vente privée un angelot sculpté en bois. Rassemblement pour analystes en proie aux questionnements métaphysiques, ces enchères sont l’occasion pour les blasés d’amasser de nouvelles choses avec indifférence et parmi lesquelles, aux dires de Xavier, on finit par ne plus trouver sa place. L'opposition entre cette perception du bien matériel et celle d'Alice paraît réchauffée. D’autant plus lorsque l’angelot passe de mains en mains (d'interprétations en univers sociaux différents) pour retourner dans celles de son propriétaire initial. En somme, la vie a ses passages, ses périodes qui, aussi inquiétantes soient-elles, ne font justement que passer. Alice est une passeuse, dans tous les sens du terme, double de l’angelot. Interrogée sur son film, la réalisatrice précise : «  ce n’est pas parce que l’on possède un ange qu’on en est un ». De cette façon comprendrons-nous peut-être les égarements de Xavier... Morale de l’histoire.

Ainsi nommées par Jeanne Labrune, ses précédentes « fantaisies » avaient le mérite de maîtriser l’art de la relance à chaque nouvelle péripétie. On se souvient des quiproquos auxquels sont confrontés Jean-Pierre Daroussin et Sandrine Kiberlain dans C’est le bouquet! (où se retrouve le motif de l’objet passant de mains en mains - ici, un bouquet de fleurs). Il y avait aussi les élans colériques et paranoïaques de l'hyperactive Victoria Abril dans Cause toujours. Si ce dernier film, intelligent, instaurait si bien le parallèle entre le soupçon incarné par le personnage d’Abril et son contraire, la confiance (Daroussin), la cohabitation entre deux valeurs antinomiques dans Sans queue ni tête fonctionne beaucoup moins bien. C’est justement parce que la rencontre entre les opposés n’est que trop fade. Et les costumes qu’endosse Alice au fil des fantasmes de ses clients n’ajoutent en rien une originalité. En fait, aussi tentante soit-elle, l’idée de déguiser Isabelle Huppert en petite japonaise ou en matrone sadomasochiste ne provoque pas ici l’effet escompté, ce mélange de surprise et de rire amer, peut-être parce que trop caricaturale…

De son côté, Isabelle Huppert reste fidèle à sa constance de femme sèche et intraitable, mais laisse suffisament de place à Bouli Lanners, qui offre un riche répertoire d’expressions frustrées et introverties. À ce titre, les séances de psychanalyse figurent parmi les rares instants cocasses et drôles. Au rang des seconds rôles significatifs, est à regretter la présence, certes juste, mais pas assez développée par le récit, de Valérie Dréville, grande comédienne de théâtre qui avait su marquer les esprits dans la pièce Partage de midi en 2008 (pour n’en nommer qu’une). La  sortie d’un troisième film mettant en vedette Huppert en si peu de temps n’est pas non plus très favorable à Sans queue ni tête - l'excellent White Material mis de côté, difficile de ne pas remarquer des similitudes entre le film de Jeanne Labrune et le Copacabana de Marc Fitoussi (remise en cause de la femme dans la cinquantaine, rapports familiaux inexistants ou conflictuels). Il s'en dégage une mauvaise impression de redite. Et quand certains trouveront que la comédie ne sied pas à l’actrice, mieux vaut patienter jusqu'à sa prochaine collaboration avec Michael Haneke, dans un registre lui étant plus familier, et plus prometteur.
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Critique publiée le 11 mars 2011.