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L.627 (1992)
Bertrand Tavernier

Le grand écart

Par Mathieu Li-Goyette
Dans un film de Tavernier, le personnage est roi. Il surclasse le récit, organise l’ordre des scènes selon un sentier bien tracé qu’il arpente. Il rencontre des gens qu’il ne devrait pas rencontrer, des gens à qui il ne devrait pas parler, des gens qu’il devrait détester pour leur profession, leur passé. Mais chez Tavernier, tout est d’abord question de rapports humains et de compréhension. Tout ça pour dire que Lucien, policier chambardé d’un bord et de l’autre de Paris, n’est pas un homme parfait. Il couche avec trois femmes, refile de la dope à ses informateurs, bat les prisonniers pour retirer de l’information, fait son petit bout de chemin en magouillant, en déformant les coins carrés de la loi non pas à son avantage, mais à l’avantage du plus grand bien commun. Il est en effet tellement altruiste qu’il s’est lié d’amitié avec une prostituée séropositive, Cécile, dépendante affective accro aux narcotiques. Une personne qui, tombée sur un policier égocentrique, aurait été un objet sexuel de rechange. Or, il n’en est rien. Lucien la cajole, l’aime bien, prend soin d’elle comme de sa femme, et s’inquiète lorsqu’il doit s’inquiéter. Lucien, voyez-vous, est le personnage archétype d’un Bertrand Tavernier, un « homme de l’Ouest » vivant à Paris, un homme de droiture venu remettre de l’ordre dans un pays dont l’auteur ne cesse de critiquer le versant contemporain en se permettant, à l’occasion, un aparté de capes et d’épées le poussant à prendre du recul, à comparer plutôt que de dénoncer - sa méthode n’aura jamais été aussi maîtrisée que dans L.627 -, et de poursuivre l’analyse de sa France déréglée. Voilà donc un personnage et ses écarts.

Dans les faits, L.627 (loi permettant aux forces de l'ordre française d'entamer des procédures de dépistage chez un suspect), est une satire sociale plutôt qu'un film policier, qu'un néo-noir ou autres genres de l'enquête. S'il tient du policier son héros et du néo-noir sa ville vivante absorbant quiconque y entre, le film de Tavernier multiplie les gags, les personnages paresseux et les amourettes faciles. Sans être à proprement dit burlesque, ni ouvertement drôle, L.627 l'est pourtant : à chaque dérèglement du système correspond une ânerie, un sceau d'eau balancé sur la tête d'un officier, une chef de section trop caressée par ses enquêteurs, un syndiqué trop syndiqué. Il y a là une tension, un jeu de souque à la corde entre ceux intéressés par le travail et ceux intéressés par le « vivre et laisser vivre ». Le système de l'auteur prend donc naissance à travers la persévérance de Lucien à capturer des trafiquants de drogues et à sa nouvelle équipe de faire des gaffes, d'être distraite par une pitrerie que Tavernier critique, une incompétence qu'il attribue au corps policier comme aux diverses couches de l'administration française mise en scène. Les affaires multiples font traîner le récit, le font stagner et, de cette stagnation, apparaît enfin le propos de l'oeuvre, son choc, son efficacité. Sans antagoniste, L.627 fait se promener à travers le grand Paris la bande de Lucien pourchassant ses cibles, allant d'un « indic » à l'autre, d'une prostituée à l'autre, créant un quotidien dont le héros ne pourrait s'extirper. Voilà donc un genre et ses écarts.

En effet, le grand drame de Lucien (un Didier Bezace absolument parfait) et des grands personnages de Tavernier, c'est d'être l'Atlas du monde, de devoir supporter le poids d'une collectivité (ville ou famille) sur des épaules ne pouvant se défaire de leur fardeau. Prises à errer dans un parcours labyrinthique (comme les dalles d'une école que Lucien traversera en courant à la poursuite d'un suspect qui, pour une fois, ne lui échappera pas - le labyrinthe se délie), ces épaules gardent sur elles la profession comme l'amitié de Cécile, la responsabilité d'une femme et d'un enfant qu'il voit trop peu souvent et les erreurs de ses collègues... Lucien ne peut s'en sauver, il est prisonnier de Paris comme de ses obligations. L'univers du Conversation de Coppola s'inverse : non plus vue de l'extérieur, l'aliénation urbaine se voit de l'intérieur, dans une perspective se collant (et n'en décollant jamais) aux traces de Lucien, seul et unique point de vue. Donc, plus d'écart possible.

Et pourtant, le sens de la mise en scène de Tavernier déborde des cadres et, donc, de ce sujet filmé. Prenant en filature les voitures - dès le générique animé, l'idée est comprise - comme autant de jeux de chat et de souris à travers la banlieue, se collant face contre terre aux côtés du visage frotté contre le gravier d'un criminel arrêté, la caméra de l'auteur se faufile rapidement, court comme peu et sait délaisser un sujet, le laisser respirer pour le reprendre de nouveau, faire vivre son cadre à l'intérieur d'un cadre plus grand, celui qui entoure Lucien. Le microcosme - l'équipe des stupéfiants - creuse au sein du macrocosme de L.627 - le village gaulois parisien où la caricature rejoint la dénonciation - un espace fictif parfait, décollé du réel, mais capable de faire le sien. En ce sens politisée, car le film français typé se serait concentré sur une enquête plutôt que sur une fresque d'enquête, toute la différence est là entre la fresque sociale et le polar. Le film décolle définitivement du genre lorsque Lucien, rétorquant à un policier, s'exclame : « Il n'y a pas d'Arabes. Il n'y a que des dealers ». Phrase choc, elle tasse du revers les propos racistes de ses collègues, délave la couleur des pourchassés et le fameux problème des banlieues en restituant à ces individus ce qui les distingue du Français moyen. On pourrait donc dire de Bertrand Tavernier qu'il filme ici les écarts de conduite, les écarts de la mise en scène et ceux de sa société.

Plus intelligente, plus vive, plus humaine, l'oeuvre recoupe néanmoins ses inspirations américaines et les détourne en l'honneur du paysage parisien. Course-poursuites placardées de musique ou de bons repas et de belles femmes, le métier de Lucien est américain, et sa vie privée française. L'écart (encore), autant narratif qu'esthétique, serait typique à cet auteur-cinéphile, celui souhaitant donner à la forme hollywoodienne une tournure sociale que l'on ne saurait croire crédible au sein du système américain. Car définitivement français, L.627 use de l'énonciation américaine pour parler de Paris et ce serait dans cet écartement, relié à ce même écart entre le travail et la vie, que le cinéaste trouverait un juste milieu, aussi divertissant qu'il est pertinent. Vraiment, un grand écart.


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Critique publiée le 28 février 2011.