ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Amour fou, L' (2010)
Pierre Thoretton

La recette de l'amour fou

Par Clara Ortiz Marier
24 octobre 1957 : le grand couturier Christian Dior meurt et laisse le trône de sa prestigieuse maison de couture à Yves Saint Laurent, son assistant modéliste âgé d'à peine 21 ans. Un an plus tard, sa première collection « trapèze » obtient un succès retentissant, prouvant ainsi au monde de la haute couture qu'il est digne du poste dont il a hérité. L'année 1958 constitue un tournant important dans le parcours du jeune couturier qui semble avoir le succès et la gloire au bout des doigts. Cette même année est d'ailleurs marquée par une rencontre déterminante pour Yves Saint Laurent qui, lors d'une petite soirée entre amis, fait connaissance avec l'homme d'affaires Pierre Bergé. Cette soirée marquera le début d'une longue histoire, un grand amour qui les unira jusqu'à la mort de Saint Laurent en 2008. C'est pour raconter cette histoire que Pierre Bergé passe devant la caméra dans L'amour fou, documentaire réalisé par Pierre Thoretton. Incursion sur mesure dans l'univers du célèbre couple, coup d'oeil respectueux sur la vie qu'ils ont partagée pendant un demi-siècle, chronique d'une période et d'un milieu.

Fermement ancré dans le présent tout en incorporant images d'archives et témoignages du passé, le film de Thoretton se présente comme une grande courtepointe où chaque plan, anecdote, lieu et temporalité constitue de multiples carreaux aux couleurs et aux rôles différents, tous liés par les souvenirs de Bergé, faisant ici office de fil d'Ariane. Le film joue sur plusieurs plans, l'un d‘eux étant les moments d'entrevue avec Bergé qui raconte leur rencontre, leurs débuts, l'aide qu'il aura apportée à son compagnon pour ouvrir sa propre maison de couture, le succès et ses conséquences, les hauts et les bas de leurs cinquante ans de vie commune à travailler côte à côte pour mener à bien deux fois par année la nouvelle collection toujours tant attendue. Bergé et Saint Laurent, unis pour le meilleur et pour le pire, complémentaire dans leur travail et dans leur tempérament. De souvenir en souvenir, on découvre que Bergé aura joué un rôle primordial de coordinateur et de stratège derrière le génie créateur d'Yves Saint Laurent, apportant la gestion et l'organisation nécessaire au bon développement de l’atelier et permettant à son compagnon de se concentrer sur ce qu'il savait le mieux faire : la couture.

Deux hommes très différents, mais partageant un amour commun pour les objets d'art qu'ils auront accumulés et dont ils se seront entourés au fil des années. Le tournage de L'amour fou coïncidait d'ailleurs avec la mise en place d'une imposante vente aux enchères organisée par Pierre Bergé lui-même afin de disposer de la collection qu'ils avaient acquise ensemble. Chaque objet, chaque peinture ayant son histoire et son anecdote à propos de sa provenance, la collection joue un rôle important dans la construction du documentaire, tout comme elle l'aura fait dans la vie de Saint Laurent et de Bergé. Celui-ci invite la caméra et le spectateur à découvrir le nombre impressionnant d'oeuvres d'art qui habitent les pièces de leurs multiples demeures. Amalgame à l'image de leurs personnalités ou abondance nécessaire pour combler un vide? Malgré le succès (ou peut-être en raison de celui-ci), on découvre avec le film de Thoretton un Saint Laurent fragile, instable, se diagnostiquant lui-même en dépression nerveuse depuis la naissance.

C'est d'ailleurs avec une certaine amertume que Bergé nous fait part du côté plus obscur de son compagnon, qui avait un très fort penchant pour l'alcool et la drogue et qui était reconnu dans l'univers « jet set » parisien et new-yorkais pour souvent faire la fête jusqu'au matin. Un goût pour l'excès que Bergé ne partageait pas nécessairement, mais que le grand couturier aura entretenu pendant une grande partie de sa vie, cherchant peut-être pendant toutes ces années à pallier un manque, une absence, comme si, par delà le succès, la reconnaissance mondiale, la consommation, le luxe et le vice, il eût encore manqué quelque chose. Et ce manque paradoxalement se ressent dans le film de Thoretton. La caméra plane dans la résidence secondaire de Marrakech où Saint Laurent s'exilait souvent, entouré de quelques amis proches et de Bergé, s'éloignant du rythme effréné qu'il menait en France, du stress des défilés, de la folie des boîtes de nuit. Des pièces lourdement décorées et des jardins luxuriants, la vie semble s'être arrêtée ou tout simplement retirée. De luxueuses demeures où rien ne bouge et où l'ambiance est empreinte des fantômes d'une époque révolue.

Ce sentiment qui habite le film serait-il une conséquence du sujet ou simplement d’un choix de mise en scène? Un film sur le grand couturier Yves Saint Laurent devrait-il être sobre et froid? En voyant ces collections avant-gardistes et excentriques ainsi que l'homme présenté à travers les images d'archives et les témoignages, on aurait pu s’attendre à ce que Thoretton prenne plus de risques et ose davantage sur le plan formel. Un sujet qui reste très intéressant, mais dont le traitement se révèle quelque peu décevant, tombant souvent dans une esthétique de la luxure qui échoue à capter la substance de son sujet. On aimerait croire qu'une certaine poésie flotte encore dans ces lieux et l’on aimerait connaitre l'histoire qui se cache derrière chacun de ces objets. Malheureusement, le film souffre de ce manque d'originalité, tout comme de l'esthétique peu emballante et de choix de montage parfois discutables. Les images démontrent clairement qu'il ne suffit pas de braquer une caméra sur de belles choses pour parvenir à faire un beau film. Entre deux travellings qui, dans ces lieux mythiques, semblent étrangement statiques, la caméra se braque sur Pierre Bergé assis sur un canapé, et tandis que ce dernier nous raconte son histoire tout en retenue, le spectateur attend impatiemment la prochaine entrevue filmée avec Saint Laurent, les prochaines photos ou documents d'archives qui viendront ponctuer le film.

Mais ces éléments se font moins fréquents et le documentaire ne fait que pointer vers un vide encore plus grand : celui de la liquidation de la collection Saint Laurent-Bergé, événement colossal qui vient clore le film sur une note bien particulière. Cette vente aux enchères, Pierre Bergé, homme d'affaires avant tout, en suit attentivement le déroulement, une étincelle de satisfaction dans le regard. Un bien étrange épilogue de 342,5 millions d’euros qui nous rappelle que le film porte non seulement sur l'un des plus grands couturiers de l'histoire, mais aussi sur Bergé, cet individu beaucoup plus pragmatique de nature et, ultimement, sur la vie qu'ils auront partagée et la manière dont ils auront été liés l’un à l’autre même par-delà la mort. Un hommage rendu possible par l'entremise de l'homme qui aura été le plus intimement lié à Yves Saint Laurent : Pierre Bergé sans qui le destin de la maison de couture aurait évidemment été bien différent.
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Critique publiée le 17 décembre 2010.