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Tournée (2010)
Mathieu Amalric

Le spectacle du réel

Par Clara Ortiz Marier
Plumes, paillettes, rouge à lèvres et faux cils. Autant d'accessoires dont les femmes de Tournée se parent pour mieux se dénuder devant leur public. Sur scène, elles sont reines, maîtresses de leur corps et de leurs numéros. Mais une fois la prestation terminée, elles sont encore Mimi le Meaux, Dirty Martini, Kitten on the Keys et autres surnoms fantasques, personnages tout aussi colorés au quotidien que sous les feux de la rampe. Car après tout, leur vie, c'est le monde du spectacle, et dans le cas présent, celui de la tournée au coeur de laquelle Mathieu Amalric nous entraîne avec sa troupe excentrique. Mieux connu pour son travail d'acteur, Amalric signe ici son quatrième long métrage en tant que réalisateur, film pour lequel il se sera retrouvé pour une première fois devant et derrière la caméra.

Nous suivons ainsi l'histoire de Joachim Zand (Amalric), ancien producteur de télévision dans la quarantaine ayant décidé un beau matin de tout quitter (boulot, succès, enfants et amours) pour se sauver en Amérique et s'inventer une nouvelle vie. Puis un jour, voilà que Zand rentre au bercail accompagné de six vedettes du new burlesque, type de spectacles combinant striptease, satire, humour et glamour. Désirant revenir dans son pays la tête haute, Zand aura convaincu ses acolytes inusités de former un spectacle et de partir en tournée à travers la France, périple devant se terminer dans le triomphe et la gloire avec une prestation à Paris. Mais ces beaux projets seront vite chambardés; un ancien ami de Zand le trahit et le voilà sans salle pour la dernière représentation de la tournée. Le producteur se voit alors forcé de chercher de l’aide auprès de ceux qu’il connaît dans le milieu. Mais à la suite de son exil inattendu et volontaire, l’accueil est froid, voire brutal. La réalité le frappe de plein fouet : ses anciens amis et collègues le méprisent et ses deux fils ne savent pas comment agir avec ce père maladroit et trop souvent absent. Mais comme le dit si bien le célèbre dicton : « The show must go on! »

Certes, une incursion momentanée dans le monde flamboyant du new burlesque n'est pas chose courante pour le public qui, une fois la prestation terminée, continue de s'imaginer la vie dans les loges des cabarets, l'univers de la tournée, voire l'envers du décor. Pour ce spectateur fasciné par le phénomène ou simplement curieux, l'idée d'un film portant sur une troupe de burlesque n'est pas banale, d'autant plus que pour Tournée, Amalric repousse habilement les frontières entre documentaire et fiction. Il ne fait pas que s'inspirer du réel pour réaliser son effort, il le recherche, le construit et le met en scène. Il lui aura en effet fallu plus de deux ans pour trouver ses actrices, de vraies artistes de new burlesque jouissant d'une certaine réputation dans divers coins des États-Unis. Mais puisque se produire sur scène devant un public et sur un plateau de tournage devant une caméra sont deux expériences assez différentes, Amalric ne se sera pas contenté d'inviter ces femmes (et cet homme, ne l'oublions pas!) à jouer dans son film. Dans sa volonté de saisir le réel en ne sacrifiant pas au passage la magie des prestations de sa troupe, le réalisateur se sera lancé dans une folle aventure : un tournée pour son opus, de véritables spectacles devant public, de vrais séjours dans les hôtels où avait lieu le tournage, et surtout une équipe technique travaillant en coulisse pendant les représentations afin de capter les scènes jouées dans ce contexte de réalité fabriquée.

S'embarquer dans un tel projet signifiait tout de même prendre de gros risques, essayer quelque chose de différent, du sur-mesure pour ses artistes et son film. En osant faire appel à ces femmes exceptionnelles, le réalisateur se sera volontairement éloigné des visages connus du cinéma français contemporain pour tenter sa chance, à l'instar de Zand, avec sa troupe itinérante. Le résultat? Amalric remporte son pari haut la main, non seulement par sa manière très particulière de tourner, mais aussi par le choix de ses interprètes hors du commun, ces deux éléments conférant une force incontestable à l’oeuvre. Ayant remporté le prix de la mise en scène à Cannes, Tournée prouve que les audaces d'Amalric ont porté leurs fruits. Évidemment, n'est pas actrice qui le veut bien, mais Amalric, lui, n'est pas de cet avis. Et comment le contredire devant ces femmes extravagantes, charismatiques, et plus grandes que nature qui ne sont pas des comédiennes à proprement parler, mais qui, par leur sens inné du spectacle, offrent des performances savoureuses à l'écran. Il faut les voir, acceptant de jouer le jeu, se donnant à la caméra, la limite entre leur personnage et leur véritable personnalité se faisant bien tenue. Plantureuse et fière, femme fatale timide, ou inventive et moqueuse, elles sont uniques à leur façon, personnifiant une féminité en dehors des canons de beauté et revendiquant leur droit de monter sur scène pour défendre leur rôle de femmes fortes et marginales.

C'est cette volonté et cette spontanéité qui se font sentir à l'écran, sentiments que le réalisateur aura réussi à entretenir en donnant une marge de liberté à ses actrices lors du tournage, désirant les voir réagir à ses actions, répondre à ses répliques improvisées. En permettant l'implication de ses complices dans l'évolution du projet, Amalric laisse leurs personnalités nourrir leurs personnages et percer l'écran. Mais au bout du compte, s'il utilise l'univers de ses girls comme trame de fond pour son effort, ce n'est que pour camper les bases du scénario, dont le principal sujet n'est pas le new burlesque. Un détournement volontaire, un contexte inusité pour raconter une histoire, celle de Zand, petit homme paumé parmi ces femmes, perdu entre leurs jambes (sur la très belle affiche du film), courant à droite et à gauche, cherchant à donner un certain sens à sa vie, puis épiant la sublime Mimi le Meaux depuis les coulisses, et tombant malgré lui amoureux de cette troupe improbable.

Tournée n'est donc pas qu'un film sur le new burlesque, mais plutôt un hommage touchant au monde du spectacle, à la marginalité et à ces personnages unis l'instant d’une aventure, pour contrer la solitude et le temps qui passe, pour réapprendre à prendre des risques et oser sur scène comme dans la vie, quitte à subir l'échec. En visionnant le film, on sent la trajectoire d'Amalric et de Zand se rapprocher, inévitablement. Si le voyage de Zand ne se termine pas à Paris, celui d'Amalric, au bout du compte, l'aura mené à Cannes, entouré de ses actrices, avec succès, reconnaissance et glamour en récompense. Un film d'itinérance, celle de cette étrange famille reconstituée, dépaysée dans ces villes de province, enchainant les salles de spectacles et les hôtels Mercure. Un film de dérive qui n'explique pas l'avant ou l'après et évite de nous montrer ce qui a mené nos protagonistes là où ils sont. Si le film, c'est-à-dire le « maintenant » qui nous est présenté nous semble si réel et touchant, c'est peut-être justement parce qu'il semble être la suite logique de cet « avant » présumé par le spectateur. Et avec sa finale dans un hôtel abandonné, cette coque vide où l'on se plait à imaginer la suite des choses, Amalric nous lance un cri sauvage, sorte de signal d'un nouveau départ, comme pour nous donner l'illusion que ses personnages poursuivront leur chemin malgré les écueils et les déconvenues, au-delà du passage au noir et du générique de fin.
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Critique publiée le 5 novembre 2010.