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White Material (2009)
Claire Denis

Cathédrales africaines

Par Guilhem Caillard
Entre Chocolat (1988), premier film de Claire Denis, et White Material se retrouvent d’indéniables effets de résonance. Les admirateurs de la cinéaste en seront ravis. Les autres aussi, que nous invitons à se plonger dans ce qui, plus qu’un nouvel opus, semble appuyer tout le sens de sa filmographie.

Pour décortiquer les aspects de ce qui cimente le cinéma de Claire Denis, il faut commencer par son attachement à l’Afrique, source de sentiments confus, entre étrangeté et appartenance. C’est déjà ce qui faisait l’essence de Chocolat qui, à travers le regard d’une petite fille, racontait la vie d’un administrateur colonial et de son épouse dans le Cameroun des années 60; après la libération du pays, la gamine devenue grande avait décidé de revenir sur les terres de son enfance. Ni touriste, ni camerounaise, ni même vraiment française, elle était devenue la figure de l’entre deux. Hautement autobiographique, cette confusion des sentiments se retrouve dans White Material, dont l’histoire dresse également le portrait d’expatriés français en Afrique. Augmentée, la confusion ressentie par les personnages est cette fois-ci encore plus vaporeuse. C’est qu’en plus de vingt ans, la cinéaste s’est forgée une manière de raconter, a adopté un système qui lui est propre : si Chocolat proposait des schémas narratifs simples, et parfois insuffisants pour traduire le désarroi recherché, White Material travaille le mélange, l’incohérence, le flou. Le montage est fragmenté par des scènes calquées sur des impressions (crainte, peur, incohérence), ce même langage qui caractérisait la forme de J’ai pas sommeil (1994) et Trouble Every Day (2001). Ayant acquis depuis son premier film beaucoup de maturité, Claire Denis aborde l’outil cinématographique avec justesse et savoir-faire pour crier à nouveau son égarement envers une Afrique qui l’a vue grandir, qu’elle a chérie, mais dont elle n’a pas vraiment le droit de revendiquer l’appartenance.

La réalisatrice raconte les derniers soubresauts de Maria Vial (Isabelle Huppert), fille de colonisateurs qui, trop entêtée et attachée à ses terres, refuse de quitter un pays qui entre en guerre civile. Propriétaire d’une  exploitation de café, le film débute alors qu’elle a déjà tout perdu, mais elle ne lâche pas prise. Construit sur un flashback, comme dans Chocolat, White Material présente une Maria dépossédée, devenue pour la première fois l’égale de ceux qui n’ont rien. Elle appartient à la génération du « retour de manivelle ». Le gouverneur français de Chocolat disait : « un jour, on se fera chasser de ce pays »; Maria Vial est de ceux-là, ce qu’au fond elle a toujours su. Son acharnement est pour Claire Denis l’occasion de construire un opéra de désuétude, le glas d’une époque révolue où plus rien n’est fertile : la récolte de café est interrompue et ne pourra se faire, et plus encore, la vie familiale de Maria baigne dans l’échec puisque son fils est un bon à rien criminel. Divorcée, son ex-mari (Christophe Lambert, très juste dans son personnage) tente en vain de la convaincre de tout quitter tandis qu’il est encore temps. Supérieures en nombre, les figures masculines de White Material sont parmi les plus faibles : entre mauvais pères et fils lunatiques, Maria est la seule à savoir faire surface, sûrement parce que son personnage a le plus conscience de la confusion qui préoccupe tant Claire Denis.

Puisqu’il est question d’appartenance, White Material a le grand mérite de toujours chercher à traduire le rapport à la matière. D’abord en disposant le corps frêle d’Isabelle Huppert au coeur de ses terres dont on perçoit l’aspect poussiéreux dès le début du film, alors qu’un hélicoptère de l’armée française cherche à secourir ses ressortissants : Maria refuse de partir, reste fermement ancrée dans son espace. Dès lors, c’est comme si Claire Denis cherchait à décortiquer les raisons de cet attachement matériel en répertoriant minutieusement tout ce qui constitue les possessions de son personnage comme autant de motifs d’entêtement. Ainsi, l’objectif de la cinéaste cherche les couleurs ocre de la terre, du feu, mais aussi la noirceur de la cendre des corps de victimes calcinées durant les conflits, au plus proche possible. Cette minutie de la matière se retrouve dans la description des étapes de la fabrication du café, motif récurrent dans le film : Maria parvient à trouver la main d’oeuvre qu’il lui faut pour continuer la production de café malgré la crise; une séquence formidable fait alors une présentation très minutieuse des grains de café, éveillant un rapport sensoriel qui est aussi le nôtre dans la vie quotidienne, nous rejoignant en cela.

Acte à la fois méthodique et improvisé, présenter la matière équivaut pour Claire Denis à parcourir l’identité des êtres, construire les liens avec leur passé et leur avenir, tout en retenue. Car il y a toujours de l’hésitation - ou serait-ce de la pudeur? - dans la façon dont elle dispose sa caméra par rapport aux corps des personnages : il faut attendre plusieurs scènes avant que la cinéaste, d’abord distante, ne s’attarde sur la nuque d’Isabelle Huppert peu à peu dénudée, leitmotiv qu’elle connaît si bien. En général, Claire Denis cherche en effet à saisir ses acteurs de dos, parfois sans que jamais ils ne se retournent, signe de vulnérabilité (J’ai pas sommeil, 35 Rhums). Cette faiblesse est constamment mise à l’épreuve : White Material regorge de scènes de viols latents auxquels, contre toute attente, seule Maria semble pouvoir échapper. Une ellipse jette par exemple le voile sur un traumatisme potentiel vécu par le fils alors prisonnier de deux bergers armés…

Tout en fragilité et en finesse, le discours de Claire Denis est pourtant sans concession. Et c’est dans cette perspective qu’Isabelle Huppert a forgé son interprétation de Maria, composition qui vaut le détour à elle seule. L’analogie avec son rôle dans Un Barrage contre le Pacifique (2008) peut frapper certains, puisque dans le film de Rithy Panh, l’actrice jouait une propriétaire en Indochine française. Au-delà, White Material est pour Isabelle Huppert l’occasion de retrouver ce type de personnages qu’elle a tant de fois interprétés. Autrement dit : une entêtée guidée par on ne sait quel véritable motif; à la fois insondable et fortement présente, son regard vitreux est à l’image des contradictions de son époque.

Claire Denis adopte un langage minutieux et méthodique comme s’il s’agissait là d’un refuge, une protection en réaction à la confusion d’appartenance qui la tourmente. Ses films parisiens cherchent à établir des connexions entre les espaces, comme avec la description du réseau des métros urbains dans 35 Rhums ou celle des couloirs d’hôtel et cages d’escaliers dans J’ai pas sommeil : ces liens font écho à ceux recherchés par ses personnages (africains ou antillais pour ces deux cas) vis-à-vis de la société qui les a accueillis. L’espace de White Material, censé être plus ouvert (la brousse africaine, la plantation), n’est qu’un leurre plus aliénant encore, et ici, l’individu blanc est complètement isolé, les connexions sont plus fragiles, voire inexistantes. D’autre part, les films urbains de Claire Denis cultivent l’image récurrente de clochers qui apparaissent souvent au loin (cathédrale perçue à bord du métro dans 35 Rhums), ou au premier plan de l’image (clocher final de Trouble Every Day). En brousse africaine, la cinéaste reprend ce symbole sous la forme de montagnes autour desquelles tournent ses personnages (celle en face de la demeure du gouverneur dans Chocolat; celle où le fils de Maria est agressé dans White Material). En somme, Claire Denis questionne le devenir de nos « cathédrales » : à quoi pourraient encore servir de tels repères? Puisque dans ce pays comme dans un autre, il semblerait qu’elles n’officient plus.

Les repères, c’est justement ce que la cinéaste évite : dates et lieux ne sont jamais explicités. Le soulèvement des rebelles africains contre leurs dirigeants et les blancs vaut pour tous les exemples que nous connaissons. Bien sûr, comment ne pas songer aux évènements de la Côte d’Ivoire en 2002? Les images de ressortissants français secourus du haut de leurs toits par les hélicoptères de l’armée ont beaucoup circulé à la télévision en France : c’est ainsi que débute White Material. On le comprend, la position de Claire Denis est délicate, c’est pourquoi elle ne s’attarde jamais sur les évènements de manière frontale. N’empêche que son intérêt réside essentiellement dans l’expression d’un mal intimement personnel, mais ô combien enraciné à travers tout un continent et au-delà, précisément. Ce mal, aucun texte ne saurait en parler avec la justesse des images forgées par Claire Denis qui fait encore une fois preuve, par ses doutes et ses remises en question, d’une belle part d’humilité. C’est dire toute la générosité de White Material.
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Critique publiée le 22 octobre 2010.