DOSSIER : ROBERT MORIN & ANDRÉ-LINE BEAUPARLANT
Infolettre  |  
L’équipe  
Soutenez-nous

Avatar: Fire and Ash (2025)
James Cameron

Retrouver son chemin

Par Mathieu Li-Goyette

« My way of stress relief is to think about hard engineering problems on other projects. I’m a paper-map guy — I know that sounds crazy. But I have a good sense of direction and a good memory. I think it comes from wreck diving. 
I can always find my way back. »

– James Cameron

 

James Cameron n’a pas besoin d’un GPS. Il n’a pas besoin de se brancher au système. Il l’invente à mesure avec des milliards dans les poches. Il résout des problèmes qu’il s’est inventés lui-même, créateur d’un univers imaginaire qui ne peut être réifié qu’à travers la plus titanesque entreprise d’effets spéciaux jamais mise en chantier, sorte de cube Rubik aux innombrables facettes, empilade de dimensions volumétriques qui le rendent encore heureux alors qu’il y a longtemps que les lunettes 3D n’ont plus la cote. Dans cette poursuite des résolutions, le cinéaste d’Avatar: Fire & Ash cherche aussi à répondre aux questions que son cinéma pose depuis plus de quarante ans. Celles de la fibre humaine qui rencontre la fibre numérique, la côtoie, et finalement se laisse greffer à elle, par elle, parce que c’est le numérique qui a l’emprise chez Cameron. C’est le numérique qui file, pourchasse, traque, soumettant la vie à ses pieds, et l’auteur semble encore prendre son parti à travers sa dévotion sans limite à la technique. Même s’il nous met en garde contre le corporatisme et le déchaînement de l’intelligence artificielle depuis ses premiers films, il demeure celui qui repousse plus haut les limitations technologiques qui justement attirent les méthodologies douteuses et l’exploitation outrancière des ressources et de l’énergie humaine. Il se fait à la fois le prophète d’un futur condamné qui aurait cédé à toutes les tentations productivistes et l’ingénieur par excellence de son contournement salvateur ; le type qui a bâti son propre sous-marin et qu’on invite à CNN pour dire que ce n’est pas responsable de bâtir son propre sous-marin, à moins, bien sûr, de s’appeler comme lui James Cameron. Il travaille constamment à se positionner comme pionnier, comme Jack et Rose à la pointe de l’insubmersible, à la pointe de la rencontre entre l’ancien monde et le nouveau. En idéalisant le cinéma en tant que vecteur d’une réflexion totale sur la vie, à la fois scientifique et expressive, Cameron exerce son métier dans une démesure où il semble le seul cinéaste de l’histoire du cinéma à pouvoir se réclamer sérieusement d’une parenté d’esprit et de maîtrise avec quelqu’un comme Léonard de Vinci.

La comparaison est certes farfelue, mais elle peut nous aider à mieux cerner ce qui fait encore aujourd’hui l’originalité de cet auteur incorrigible, qui, à l’instar du pilier de la Renaissance, est un artiste-ingénieur ayant fait son nid dans un art de la rencontre des paradigmes. En cela, Cameron, comme Griffith, Ford ou Lucas avant lui, montre bien avec ses Avatar que le cadre qu’impose la caméra sur le réel est un puissant outil d’englobement — au sens littéral de mettre en globe — où les limites du cadre peuvent à elles seules produire un monde et le rendre complet en lui-même, mettant en relation un ensemble donné de tons, d’idées, de personnages, de décors, d’éléments qui de concert fabriquent une unité parfaitement agencée dans sa fuite du réel. À l’instar de la rencontre des paradigmes que peint Léonard dans son Annonciation angélique, Cameron a toujours su observer ces frictions entre la vie humaine et la promesse d’une existence autre, futuriste, voire divine. C’est le monde du futur placé comme promesse d’un avenir terrible dans les Terminator (1984, 1991), avec son futur s’agrippant au passé pour garantir son avènement ; c’est la nouvelle planète d’Aliens (1986) où toutes les règles du jeu du film original de Ridley Scott ont foutu le camp ; ce sont les profondeurs et la surface dans The Abyss (1989) ; les deux versants de la vie d’agent secret dans True Lies (1994) ; le 19e siècle et le 20e siècle dans Titanic (1997) ; c’est la vie humaine et non humaine dans Avatar (2009) ; et c’est l’ange robotique du Alita (2019) qu’il a produit pour Robert Rodriguez. Or, cette rencontre entre la rationalité et le sacré, si elle obsède autant Léonard que Cameron, s’accompagne d’une fascination commune pour la découverte. Les crimes coloniaux de celle-ci, s’ils sont préfigurés chez le maître toscan, sont carrément reconduits chez Cameron, par la « découverte » de ces nouveaux paradigmes, de nouveaux peuples, de nouvelles langues, de nouveaux continents, de nouvelles sphères-mondes faites d’appropriation culturelle à posséder et, éventuellement comme Cameron dans le fond d’une épave, à savoir piller pour les quitter et s’en retourner chez soi faire fortune [1].

N’est-ce pas pratiquement tout le cinéma de Cameron qui est un cinéma de la colonisation ? De l’extractivisme ? De la mise en scène de ce qui ne devrait pas nous appartenir, mais que l’on convoite tout de même ? C’est un cinéma d’illuminés qui jouent avec le feu, le cinéaste lui-même se plaçant comme figure ayant une longueur d’avance sur tout le monde parce qu’il a développé ses aptitudes transversales comme un artiste du temps des Lumières. En cela, malgré tous ses défauts évidents, comme son scénario stupide et son imaginaire écolo-nouvel-âgeux complètement inconséquent avec le coût technologique, énergétique, que demande une entreprise comme Avatar: Fire and Ash, le troisième volet de la saga est celui qui va le plus loin dans le raisonnement de son créateur, le film qui, en ramassant l’ensemble de ses préoccupations jusqu’à présent, prétend élucider le plus triomphalement les problèmes et paradoxes que Cameron combat depuis le voyage dans le temps fécond du premier Terminator.
 


:: Zoe Saldaña (Neytiri) et Sam Worthington (Jack) [20th Century Studios]


:: Oona Chaplin (Varang) [20th Century Studios]
 

Encore une fois, il s’agit d’un western, d’une fuite vers l’avant où de nouveaux territoires sont attendus, alors que la famille reconstituée de Jack (Sam Worthington) et Neytiri (Zoe Saldaña) doit se résoudre à ramener le jeune humain aux dreadlocks Spider (Jack Champion) auprès des siens parce que la batterie de survie qui lui permet de filtrer l’air hostile à ses poumons faiblit dangereusement. Le groupe monte dans une caravane flottante conduite par des marchands nomades, amorçant un voyage bientôt interrompu par l’introduction du peuple des cendres mené par Varang (Oona Chaplin, petite-fille de Charlie et révélation du film). Ces derniers diffèrent des autres Na’vi rencontrés depuis le premier volet, car ils ont décidé de renier l’influence de la mère Nature que défendent pourtant leurs semblables. En parallèle, le retour du colonel Quaritch (Stephen Lang) produit un conflit sur deux fronts, opposant les protagonistes à la fois à d’autres autochtones et à la cavalerie corporatiste. Comme au temps des westerns qui se modernisaient, la figure autochtone est complexifiée en lui accordant sa propre géopolitique, ses propres connaissances. Malgré cela, personne ne devrait être dupe et Fire and Ash n’est pas plus intelligent, narrativement, culturellement, que les deux volets précédents, mais à force d’additionner les éléments, de multiplier les hybridités, c’est comme si le potentiel esthétique de la franchise avait fini par s’incarner dans le poids dramatique des figures dépeintes à l’écran, leur donnant enfin toute la gravité voulue. Après près de dix heures de métrage passées sur Pandora, ce n’est pas trop tôt.

Dans ce duel à trois opposants, Cameron décolle un instant de la dichotomie habituelle et montre comment un cycle de violence tourne en rond, ce qui s’avère déjà plus intéressant que la vengeance parentale qui servait d’enjeu final dans le volet précédent. Si la tribu des cendres élargit le conflit en surcadrant cette violence dans un monde plus vaste, c’est finalement le métissage des protagonistes qui déconstruit le mieux les aspects belliqueux du récit, faisant de l’avatar lui-même un égalisateur de CGI, un blue face homogénéisant. Sam Worthington et Zoe Saldaña, en Na’vi, sont de la même couleur de peau ; Sigourney Weaver peut jouer l’enfant Kiri et Quaritch est prisonnier d’un corps qu’il doit encore apprendre à accepter. Pendant ce temps, Spider s’adapte à l’atmosphère de Pandora et apprend lui aussi à se « connecter » à la nature, et ces abolitions des différences que le cinéaste travaille depuis le premier épisode se rejoignent dans une alliance spirituelle, synthèse insoupçonnée piquée à Stanley Kubrick, l’autre cinéaste-ingénieur qu’on aurait pu évoquer plus tôt.
 


:: Jack Champion (Spider) [20th Century Studios]
 

Cameron répond donc au colonialisme de ses images par des dimensions interculturelles, puisque l’enjeu dramatique de ce troisième volet repose surtout sur l’acceptation d’autrui dans sa différence (d’opinion, d’idéologie, de couleur de peau), opposant le basculement du corps humain dans le corps numérique à une fascination pour l'altérité et l’environnement qui l’entoure. Rien de nouveau sous le soleil d’Alpha Centauri, mais l’accumulation d’exemples, en fait de permutations, de types d’agentivités à l’autre et à la nature, font de Fire and Ash l’aboutissement de l’ambition esthétique du cinéma de Cameron, cette recherche d’ouverture dans le réflexe de fermeture. On se ferme au futur, on se ferme aux profondeurs, aux passagers de troisième classe, au corps Na’vi, à sa nature nourricière, et c’est par la plus petite extrémité possible, cette tresse qui n’a jamais été aussi érotique qu’ici, que l’ouverture est enfin embrassée. Chaque protagoniste devient un input dans ce dernier épisode et, en retour, les output se retrouvent plus que jamais partout, proposant une mécanisation totale de la communion environnementale, une idée qui me semble à la fois terrifiante et bien entendu parfaitement cohérente avec la trajectoire de l’auteur même si, dans les faits, au risque de se répéter, Cameron se bute au paradoxe d’un imaginaire qui souhaite célébrer la différence tout en l’abolissant par un tour de magie numérique.

Peut-être que Fire and Ash décevra davantage que ses autres films parce qu’il est ainsi le plus naïf d’entre tous, alors que cette colonialité de l’image à libérer se contente de trouver sa conclusion dans une réalisation aussi simpliste que celle du respect de la nature afin de retrouver l’harmonie que la guerre et la convoitise ont mise en cendres. Ce n’est pas révolutionnaire et c’est encore moins satisfaisant si l’on s’attendait à explorer plus encore les potentialités de Pandora en tant que théâtre opératique aux mille palettes, puisque Fire and Ash, dans ses tonalités, son visuel, est bien plus la deuxième partie de Way of Water qu’un nouveau volet à part entière. Il s’agit presque d’une forme de retenue, d’un entêtement à fouiller les mêmes échanges humains-Na’vi-baleines afin d’en observer toutes les associations possibles dans un surplace obstiné que bien peu de troisièmes épisodes se permettent dans une franchise. Plusieurs plans sont carrément repris à l’identique, avec quelques changements ici et là, comme pour commenter sur la routine de l’exploitation, de la guerre, et donner plus de poids à la lassitude pacifiante que Cameron recherche, il me semble, pour la première fois, et qui se retrouve dans les résolutions vers lesquelles ses personnages cheminent le long de différentes lignes parallèles qui rendent Fire and Ash, là encore, bien plus intéressant que l’épisode précédent où l’individualité des enfants était constamment recouverte par la cellule familiale. Cela contribue à faire de ce volet le film le plus idiosyncratique de Cameron, celui avec le plus d’éléments gênants (l’insupportable Spider au premier chef), avec la structure narrative la plus décousue, sans pour autant causer l’écroulement du film et même si, malgré tout l’enthousiasme imaginable, l’ensemble pique sérieusement du nez lorsque la sorcière Varang rejoint les rangs de Quadritch et que la déconstruction dramatique du conflit finit par se perdre dans le symbolisme du film.
 


:: Sigourney Weaver (Kiri) [20th Century Studios]
 

Sclérosé par son kitsch angélique assumé, Fire and Ash n’en demeure pas moins l’un des films les plus spectaculaires jamais conçus. Un film qui, en se recentrant autour de cette quête imagière que Cameron est enfin en train d’achever, se condamne en même temps à espérer que son hybride faustien négociant tout à la fois technocratie, colonialisme et environnementalisme ouvrira les consciences, fera suffisamment rêver les enfants pour qu’ils espèrent établir une connexion privilégiée avec la nature. En cela, l’ambition de Cameron n’a pas cessé d’être noble, au risque d’être foncièrement aveugle, égarée dans le fond d’une jungle qu’il s’est inventée avec tous les moyens du monde, empêtrée dans un problème qu’il s’est lui-même créé, de la même façon que l’exploration d’épaves oubliées relève purement de la création d’un problème qu’on s’impose. Après avoir récemment avoué que l’aventure sur Pandora pourrait bien se terminer ici, l’on souhaiterait soit qu’il aille jusqu’au fond pour toucher l’Eldorado en 2031, son cinquième épisode déjà entamé… Soit qu’il ait sa carte en main et qu’il puisse retourner sur la terre ferme enfin.

Pour ma part, face à l’habituelle bouillie du cinéma hollywoodien contemporain, avec ses récits individualistes, ses pratiques pas plus écologistes et son imaginaire desséché, les gémissements de raie fluorescente qu’on laisse mourir dans une attaque de caravane me tirent assez de larmes pour que je puisse espérer une épave plus belle encore.

 



[1] On pourra se référer, entre autres, à notre entretien avec Witi Ihimaera, l’auteur de The Whale Rider, dont Cameron s'est lourdement inspiré pour The Way of Water

6
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 23 décembre 2025.