
Créé en 1887 par le linguiste polonais Louis-Lazare Zamenhof, l’espéranto est un projet de langue commune internationale porté par un idéal d’universalisme ainsi que par une grammaire régulière sans exception. Le plan, selon Zamenhof, était de concevoir une langue facile à apprendre qui simplifierait les échanges entre personnes d’origines diverses, mais les démocratiseraient aussi en éliminant la notion de domination culturelle liée à l’adoption d’une langue préexistante (comme l’anglais) en guise de mode de communication partagé. Une association, fondée en 1908, en fera la promotion, et l’UNESCO en recommandera l’utilisation en 1954, puis en 1985. Malgré cela, l’espéranto demeure un phénomène relativement marginal. Une belle idée, un peu farfelue, relevant de l’anecdote saugrenue plutôt que d’un projet de société à proprement parler. Un hobby intellectuel noble, mais futile. Il faut bien admettre que le concept se bute vite à un problème concret : l’espéranto se veut une langue universelle, mais ce n’est la langue de personne. Sa neutralité, fruit de sa nature construite, la rend universellement étrangère. Comment peut-elle « s’incarner » si, par son origine même, elle s’avère artificielle ? En 1966, le créateur de la série culte The Outer Limits Leslie Stevens eut une idée : pourquoi ne pas écrire un film dans cette langue inventée ?
Techniquement, Incubus n’est pas le premier long métrage tourné en espéranto. Deux ans plus tôt, Jacques-Louis Mahé avait déjà produit et réalisé Angoroj en France. Incubus est donc le second long métrage en espéranto, mais le premier de ceux-ci mettant en vedette William Shatner. Ce qui n’est pas peu dire. Qui de mieux que l’acteur montréalais, reconnu pour sa scansion inhabituelle, afin de jouer de manière naturelle dans une langue qui ne l’est pas ? Qui de mieux que le futur capitaine du U.S.S. Enterprise pour nous guider vers un avenir radieux où l’humanité, ayant enfin réglé tous ses conflits, érigerait une civilisation égalitaire autour des liens établis par le biais d’une langue universelle ? Le 8 septembre 1966, le capitaine Kirk débuterait sur le petit écran sa fameuse mission de cinq ans pour « explorer de nouveaux mondes étranges, découvrir de nouvelles vies, d’autres civilisations et, au mépris du danger, avancer vers l’inconnu ». Mais n’avait-elle pas, dans un sens, déjà commencé avec Incubus ? Le film de Stevens, après tout, semble se dérouler sur une planète lointaine. Par sa forme même, il évoque un métissage culturel improbable : la rencontre teintée d’un surréalisme onirique entre l’horreur gothique italienne et le cinéma d’auteur suédois, filmée dans un Texas aux airs d’univers parallèle.


:: Eloise Hardt (Amael) // Allyson Ames (Kia) [Daystar Productions]
Ce qui surprend d’abord, lorsque l’on regarde Incubus pour la toute première fois, c’est l’immense influence que semble avoir eue le cinéma d’Ingmar Bergman et notamment La source (1960) sur l’esthétique générale du film. Les ombres et la lumière sculptent avec soin les contours d’une nature impénétrable, traçant parmi des paysages insolites une série de silhouettes mystérieuses. La manière de filmer les visages féminins, par exemple, paraît directement empruntée à l’auteur du Septième sceau (1957).L’ensemble se révèle très méticuleusement cadré, rappelant aussi l’atmosphère somptueuse du Masque du démon (1960) de Mario Bava. La trame sonore, composée de pièces tirées des deux premières saisons de The Outer Limits, ajoute à l’espèce de flot noctambule de cette balade au rythme hypnotique. Incubus possède la texture du rêve, enchaînant ses scènes au gré d’une lenteur engourdissante qui s’avère habilement tempérée par sa brève durée. Son ambiance feutrée nourrit l’aura de fantastique qui s’en dégage, comme si nos sens s’habituaient peu à peu à discerner ce qui se situe à la lisière du perceptible. Bercé par les éclipses et les marées, porté par le souffle du vent balayant l’herbe, le film construit un univers où les éléments affirment progressivement leur emprise sur le réel. Délicatement, puis avec violence, il ébranle nos croyances avant de basculer vers cet autre monde.
Ici, l’espéranto amplifie cette impression d’un songe diffus, proche du mirage ou de l’hallucination. Les interprètes, manifestement dissociés des mots qu’ils prononcent, jouent avec un maniérisme détaché, une sorte d’automatisme studieux qui ne relève pas tout à fait de la « justesse » mais contribue à un certain décalage poétique. Même les pauses et les intonations de Shatner, si caractéristiques, trouvent dans ce climat chimérique une sorte de légitimité artistique. Tout semble au diapason d’une mélodie entêtante flottant dans l’air, comme un chant de sirène enivrant nous guidant vers l’inconnu. Il serait fort étonnant d’apprendre que cet Incubus a convaincu qui que ce soit d'étudier l’espéranto. Mais le film de Leslie Stevens se révèle cependant bien plus intéressant, bien plus abouti que ne pourraient le laisser croire ses origines singulières. Il s’agit, bien entendu, d’une curiosité historique amusante. Mais, par-delà la drôlerie de ses origines, il s'en dégage une beauté ténébreuse le plaçant dans la plus pure tradition de l’horreur folklorique aux accents païens. Incubus, en ce sens, constitue une réussite indéniable. On s’y engouffre, on s’y perd jusqu’à en oublier l’improbable raison nous ayant menés à lui.
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