
Le point de départ du dernier film de Sophie Bédard Marcotte est simple : documenter la conception d’une pièce de théâtre. La cinéaste compte filmer son voisin, Gabriel Charlebois-Plante, un dramaturge qui travaille sur une œuvre inspirée par le mythe de Sisyphe. Elle pense ainsi s’éloigner de la démarche de ses précédents films, plus personnels, tournés vers sa vie intime et son processus de création. Mais elle le fait sans savoir encore où elle s’en va, et bientôt les deux artistes, se retrouvent dans leur propre version du mythe, dans l’éternel recommencement des demandes de subvention et des ébauches d’un projet qui semble leur échapper sans cesse.
Rusé, le film adopte les allures de cette répétition, en se déclinant en seize chapitres qui repartent chaque fois du début, alors que la cinéaste nous réexplique sa prémisse en voix off, comme si elle cherchait à la redéfinir, comme si elle n’était jamais satisfaite des mots qu’elle trouvait pour en parler. Rusé encore, le film utilise cette structure pour lui opposer le passage du temps, pour marquer le changement à même le sentiment de surplace. Bédard Marcotte commence à tourner en 2020, et suit le processus de Charlebois-Plante jusqu’à l’achèvement de sa pièce, « Cette colline n’est jamais vraiment silencieuse », présentée au théâtre La Chapelle en 2024. Mais en quatre ans, une œuvre en gestation a le temps de se métamorphoser, de prendre des allures inattendues (à la moitié du film, le dramaturge décide qu’il a besoin de dialogues, alors qu’il n’y en avait pas à l’origine), mais c’est moins à ces mutations que s’attarde la réalisatrice, et plus à la vie qui s’impose et qui intervient dans une entreprise créative de longue haleine.
Dès les premières minutes, nous comprenons que nous allons rester sur le terrain déjà creusé par Claire l’hiver (2017) et L.A. Tea Time (2019), deux films qui portaient aussi sur une création hésitante, qui creusaient les intersections entre l’art et l’intime en inscrivant leur démarche tâtonnante au cœur de la proposition. Dans J’ai perdu de vue le paysage, l’autrice confie simultanément qu’elle entame le tournage au moment d’un deuil amoureux difficile et qu’elle ne veut plus se mettre en scène, une contradiction évidente qui deviendra le sujet de son film. Sa caméra reste toujours braquée sur son intervenant, mais sa narration fait part de ses doutes, alors que peu à peu on comprend qu’on est aussi en train de regarder une relation amoureuse naissante, et que la cinéaste s’interroge sur la légitimité et la pertinence d’un film qui devient une comédie romantique sous forme documentaire. Cela pourrait être nombriliste et exhibitionniste, mais Bédard Marcotte se montre consciente de ces pièges, comme dans ses œuvres précédentes, et les évite en partie par sa lucidité et son humour décalé habituels, en partie surtout parce qu’elle sait utiliser son expérience pour en faire un cas exemplaire : quiconque a déjà passé plusieurs années à bûcher sur des demandes de financement, projets difficiles à saisir parce qu’ils se mêlent à la vie personnelle, s’étendent dans le temps et se développent de manière imprévisible, pourra se reconnaître ici.
Ces réflexions s’expriment de belle façon par divers procédés et motifs récurrents : il y a ces lectures de tarot qui ponctuent la narration, Bédard Marcotte consultant ses voisines cartomanciennes pour trouver réponse, ce qui est l’occasion pour elle d’énoncer ses doutes, mais surtout de les entendre reformulés à travers ses intervenantes, qui illuminent la situation avec perspicacité. Mais il y a surtout le jeu habile et intelligent avec les images que Sisyphe évoque : perdre de vue le paysage, c’est ce qui se produit lorsque l’on est si concentré à pousser encore et encore la même roche sur la même colline qu’on finit par ne plus voir l’environnement, quand on ne sait plus comment s’y prendre pour accomplir la tâche qu’on s’est donnée, quand on n’arrive plus à voir l’évidence qui est pourtant sous nos yeux. Le titre provient d’une phrase de la pièce de Charlebois-Plante, mais il est illustré dans le prologue par une caméra instable, hésitante, qui semble tomber de son trépied en cherchant à cadrer le panorama devant elle, une image qui résume parfaitement le film à venir. On peut penser aussi à la figure de la pierre, à son immobilité, à l’effort qu’il faut pour la remuer et à sa permanence, qui renvoie à cette impression de ne plus pouvoir bouger dans les périodes de crise, sans compter la répétition de la tâche et son apparente futilité. Or, ces sentiments plus lourds sont généralement gardés en arrière-plan, éclipsés par la bonne humeur de l’ensemble, le grand sourire et l’enthousiasme contagieux du dramaturge, qui s’avère un intervenant des plus charismatiques.


:: Gabriel Charlebois-Plante // Sophie Bédard Marcotte [ONF]
J’ai perdu de vue le paysage finit ainsi par s’éloigner de son objectif de départ, car, même si nous voyons le processus de création de Charlebois-Plante, ses recherches sur le terrain pour étudier les roches (notamment en Islande) ou ses improvisation avec ses interprètes, qui s’écartèlent, se tortillent, comme pris·e·s de spasmes violents, ou qui répètent jusqu’à l’épuisement un geste furieux en grognant et en hurlant (des scènes que la réalisatrice observe avec perplexité, curiosité et amusement), nous en savons en définitive assez peu sur la pièce qui en résulte, et qui semble très différente de ce que ces répétitions laissaient deviner. Bédard Marcotte utilise ce matériel en contraste avec l’œuvre qu’elle est aussi en train de créer, en soulignant implicitement le parallélisme des thématiques et la part d’interrogations et d’angoisses inhérentes à tout projet artistique, pour finalement montrer comment la relation entre les deux artistes a nourri leur création respective. Elle atteint peut-être une certaine limite, ici, à force de tourner autour du sujet, mais c’est précisément ce qui devient émouvant, quand, tout d’un coup, après quelques ellipses surprenantes, la cinéaste accepte la nature profondément personnelle de son film, et que sa liaison avec Charlebois-Plante se révèle entièrement à nous. Peu importe ce qui était prévu en 2020, Bédard Marcotte réussit à renouveler son cinéma, à revenir sur sa démarche, mais de manière légèrement différente, ce qui constitue finalement l’idée centrale, pleine d’un espoir fragile : que le changement survient dans l’apparente répétition du même, et que, malgré le sentiment de marasme, le temps transforme bel et bien les êtres.
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