
Les fans de l’artiste connaissent bien l’anecdote : après sa tournée pour The River en 1981, Bruce Springsteen s’enferme dans sa maison à Colts Neck au New Jersey pour se reposer dans la solitude et trouver l’inspiration pour son prochain album. Un soir, il tombe sur une télédiffusion du Badlands (1973) de Terence Malick, et il se fait aussitôt happer par l’histoire de Charles Starkweather, qui a tué dix personnes entre 1957 et 1958 en fuyant les autorités avec sa copine. C’est la genèse de Nebraska, l’album comme la chanson, qui reprend le récit du meurtrier, mais à la première personne. La promesse de Springsteen: Deliver Me From Nowhere, c’est d’abord de nous amener dans cette chambre et de représenter ce qui a mené à la création d’un album culte. Les fans comme moi seront ému·e·s de voir Springsteen (Jeremy White Allen) découvrir le film à la télévision, effectuer des recherches en bibliothèque, puis se pencher sur son carnet de notes pour écrire quelques lignes. Mais les choses se gâtent rapidement, lorsque ses souvenirs d’enfance refont surface, et que, pris d’une inspiration soulignée par une musique emphatique, il efface les « he » et les « his » de son texte pour les remplacer par des « I » et des « my » — en une scène, le film réduit Nebraska à presque rien, ne laissant que la platitude d’un musicien narcissique qui s’adonne à une thérapie publique.
On pouvait s’en douter : les biographies d’artistes à Hollywood suivent presque toujours ce modèle, à quelques exceptions près, où les œuvres sont ramenées à une expression très littérale d’une anecdote personnelle. Il y a peu de place pour la transformation, la créativité, l’invention, pour tout ce qui relève du génie que l’on veut célébrer. Pourtant, le choix de se concentrer sur Nebraska se défend très bien, puisque c’est un album singulier qui arrive à un moment charnière dans la carrière de Springsteen, quand elle prend de l’ampleur, avec un premier single qui atteint le sommet des palmarès (« Hungry Heart »), et juste avant qu’elle n’éclate avec l’immense succès commercial de Born in the U.S.A. Mais il y a peu de matériel pour en tirer un long métrage : après tout, c’est l’histoire d’un musicien qui s’isole dans une chambre pour enregistrer quelques chansons. Il y a bien une tension dramatique que le film peut exploiter, entre le désir mercantile d’une industrie qui exige un nouveau hit et l’idiosyncrasie d’un artiste qui veut aller dans une direction complètement opposée, mais elle n’est pas aisée à représenter sans tomber dans la répétition et les dialogues explicatifs. Il ne reste plus qu’à insister sur la vie de Springsteen, sur sa relation difficile avec son père alcoolique (Stephen Graham), sur son amitié avec son gérant, Jon Landau (Jeremy Strong), sans doute l’aspect le plus réussi du film, et sur son histoire d’amour avec une fan, Fay (Odessa Young), inventée pour l’occasion afin qu’elle lui dise ses quatre vérités et nous explique qui il est.
Sprinsteen : Deliver Me From Nowhere emprunte son titre au livre de Warren Zanes qu’il adapte, mais les liens entre les deux sont plutôt ténus, même si les deux œuvres se penchent sur la même période de la vie de Springsteen. En effet, le film semble assez peu intéressé par l’impact et le legs de Nebraska, là où c’est le cœur du livre. Il faut savoir que c’est un album dont la forme est accidentelle, Springsteen ayant enregistré ses chansons sur un équipement amateur, le TEAC-144, un « studio portable » qui permettait d’enregistrer chez soi sur une simple cassette. L’idée était de produire des démos qui seraient retravaillés en groupe dans un studio professionnel, et c’est ce qui arriva avec plusieurs de ces chansons, dont « Born in the U.S.A. », d’abord née dans la même chambre que « Nebraska » avant de trouver la forme que nous lui connaissons maintenant. Or, plusieurs pièces résistent à cette traduction. Après plusieurs tentatives infructueuses, la décision a été prise de sortir le matériel en l’état, sans y retoucher, en conservant les « imperfections » de l’enregistrement original. C’est bien ce qui donne son aura particulière à Nebraska, comme si cette forme établissait un contact plus intime avec Springsteen parce qu’il chantait sans la conscience d’être en train de faire un album, parce que ses chansons apparaissent sous une forme tâtonnante, inachevée, parce que l’ambiance sonore est celle de sa chambre… Sans compter que cela ouvrait la porte au DIY, en montrant que même un artiste majeur peut sortir un album en utilisant de l’équipement destiné au grand public.

:: Jeremy White Allen (Bruce Springsteen) [Gotham Group / Night Exterior / Bluegrass 7]
Peut-être qu’il ne faut pas s’étonner qu’un grand studio hollywoodien ait décidé de raconter l’histoire en minimisant autant que possible cet aspect : bien sûr, on verra Springsteen, seul avec son ingénieur (Mike Batlan, interprété par Paul Walter Hauser), enregistrer ses démos sur une cassette, mais on insiste surtout sur le fait que c’est hautement inhabituel pour un artiste de sa renommée de sortir un tel album au moment où il atteint un nouveau sommet de popularité. C’est ce dont le film s’étonne à chaque détour : refuser la célébrité, refuser de suivre « Hungry Heart » avec une chanson qui poursuit dans la même veine, refuser de sortir « Born in the U.S.A. » avant d’avoir terminé Nebraska même si tous, y compris Springsteen, savent qu’il y a là la possibilité d’un nouveau succès. Et la seule réponse que le scénario peut offrir, c’est que le Boss était en dépression, qu’il avait besoin de sortir son album personnel avant de retourner aux vraies affaires qui le mèneront à la gloire. Ce qui n’est pas exactement faux : Nebraska est bel et bien une œuvre intimiste s’abreuvant à la mémoire de Springsteen, et elle a bel et bien été écrite dans une période de remise en question et de tourmente intérieure. Mais le film peine à aller plus loin que cette dimension superficielle, à relier cette introspection à la vision de l’Amérique qu’elle sous-tend. Il n’y a rien sur ce pays dépeint à travers ses tueurs et ses criminels, ses cols bleus et ses patrouilleurs, des personnages désespérés incapables de trouver la rédemption. Rien sur cette route qui n’est plus l’occasion de se reconstruire, synonyme de liberté, mais qui devient un non-lieu, un espace d’errance qui ne mène nulle part. Il ne reste qu’un état d’esprit, un trouble psychologique que l’on peut traiter et guérir.
Au moins, il y a Jeremy Allen White, qui s’avère des plus convaincants, interprétant Springsteen avec une vulnérabilité à fleur de peau, pris d’une détresse qu’il n’arrive pas à formuler. C’est sa performance qui saisit le mieux la noirceur de Nebraska, par sa simple silhouette courbée sur une guitare, ou marchant, les mains dans les poches, sur une route déserte, par son regard curieux, mélancolique, qui s’attarde sur les décors de l’Amérique et ses habitant·e·s. Cela permet de satisfaire le fan, qui sera au moins ému de voir une représentation de l’artiste à l’écran, de le voir en spectacle, en studio, de retrouver la liste d’influences et d’anecdotes habituelles sur la création de cet album. Mais la tournure psychologique proposée par Springsteen : Deliver Me From Nowhere est si simpliste qu’il est difficile, ici, de ne pas sentir une part de trahison et d’incompréhension, ce qui nous laisse, en conclusion, sur une amertume plus difficile à accepter.
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