DOSSIER : QUEERS EN CAVALE
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Mastermind, The (2025)
Kelly Reichardt

Les mains vides

Par Sylvain Lavallée

Gros plan sur des doigts qui manipulent en douce un trousseau de clés : d’ordinaire, ce type d’image magnifie des gestes agiles, assurés. Mais ici, quand James Mooney (Josh O’Connor) s’approche d’un présentoir dans un musée en faisant semblant d’admirer les figurines étalées derrière une vitre, avec en main ces clés qu’il approche de la serrure retenant prisonnières les œuvres d’art, il n’a rien de cette figure mythique du voleur impassible, stoïque. Ses actions sont hésitantes, maladroites, et s’il réussit son larcin, c’est moins par une quelconque astuce que parce que le garde de sécurité passe sa journée assoupi. C’est la première scène du nouveau film de Kelly Reichardt, un vol modeste servant surtout à tester les eaux avant un coup plus important, planifié dans les « moindres détails » — ce qui signifie, en gros, de mettre des toiles dans des sacs en jute et de partir bien vite avant que le surveillant ne se réveille.

Déjà, nous comprenons que le titre a un soupçon d’ironie et que James n’a pas grand-chose d’un génie du crime, mais vu l’importance de l’idée du professionnalisme dans le genre du heist, et de celle du travail dans le cinéma de Reichardt, ce prologue n’est pas anodin. En effet, la cinéaste a souvent filmé le labeur, et en particulier les mains : celles des femmes qui tricotent, ramassent le bois et lavent le linge, dans la lente et fastidieuse traversée du désert de Meek’s Cutoff (2010), celles de Cookie qui cuisinent des biscuits dans First Cow (2019), ou celles de l’artiste de Showing Up (2022), qui sculpte et peinture la matière. Mais dans tous ces exemples, il s’agissait de porter attention à une forme d’artisanat, à une relation personnelle à la tâche, et en même temps, aux diverses manières que ces personnes peuvent être dépossédées de leur travail. Les mains de James sont donc aussitôt mises en contraste avec toutes celles qui les ont précédées, car même si Cookie aussi devait voler, il s’agissait du lait nécessaire à la confection de ses beignets. James, lui, est littéralement désœuvré, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un ancien doctorant en art devenu menuisier sans emploi, incapable d’occuper ses mains et de les amener vers la création. Ne pouvant pas lui-même faire œuvre, il décide de voler celles des autres, ou du moins c’est ce que nous pouvons déduire, ses motivations demeurant obscures.

Ainsi, Reichardt approche le genre du heist de manière détachée, en le dépouillant en partie du suspense attendu : le vol en tant que tel est finalement assez peu important, il se déroule en bonne partie hors-champ, et la caméra prend surtout plaisir, après le méfait, à regarder James insérer les peintures dans une lourde boîte en bois, déplacer celle-ci et tenter de la hisser au sommet d’une échelle pour dissimuler le butin dans une grange. Contrairement à la tradition du genre, où la maîtrise de la mise en scène et du montage servent à magnifier le contrôle et le professionnalisme du voleur, l’idée du travail se voit déplacée vers ce genre de scène, lente, qui fait ressortir l’inaptitude du personnage, son amateurisme, dans un décalage souvent humoristique. On se demande à quel point il a prévu son coup, s’il a bel et bien un acheteur potentiel pour ces toiles (quand ses complices lui pose la question, James refuse de répondre), ou s’il voulait simplement se prouver à lui-même qu’il est capable de le faire — mais tout cela ne dure qu’un instant, James se voyant bientôt obligé de prendre la fuite, les mains vides, de quitter sa femme (Alana Haim, réduite à lancer des regards désapprobateurs dans le fond du cadre) et ses enfants. Le film se transforme à ce moment en road movie, une traversée des États-Unis avec un personnage itinérant qui rappelle le Mark de Old Joy (2006) ou la Wendy de Wendy and Lucy (2008), le compagnonnage canin en moins.
 


:: Alana Haim (Terri) [Mubi / Filmscience]


:: Josh O'Connor (James) [Mubi / Filmscience]


Cette structure inhabituelle, quittant le film de genre pour aller vers l’errance, rend The Mastermind assez mystérieux, James apparaissant plus comme un symbole, l’idée d’une Amérique elle aussi désœuvrée, qui perd ses idéaux. Le récit se déroulant au début des années 1970, il évoque des classiques du Nouvel Hollywood, notamment le Scarecrow (1973) de Jerry Schatzberg, avec son tandem de laissez-pour-comptes errants (Al Pacino et Gene Hackman) et son portrait d’une masculinité en perte de repères. Mais outre un ancien collègue d’université croisé sur la route (John Magaro, toujours dans le rôle du meilleur ami que l’on peut avoir), il y a peu de camaraderie ici, alors que c’est normalement une donnée essentielle du cinéma de Reichardt, ce qui renforce l’impression que ce dernier film est construit en contraste avec les précédents. De même, l’itinérance et la solitude de James sont dépouillées de la qualité existentielle que pouvaient avoir celles de Mark et Wendy : la lenteur du cinéma de Reichardt a toujours servi une certaine distance, mais celle-ci n’est qu’apparente, dans la mesure où c’est précisément cette posture qui nous tient proche de personnages qui se sentent isolés, mais qui cherchent pourtant à participer au monde. James n’a pas cette qualité mélancolique, il porte bien en lui la douleur d’un échec personnel, mais cela le rend narcissique, et il n’approche les autres que pour leur soutirer des services, alors la mise en scène, cette fois, se maintient dans une attitude d’observation détachée (quoique tendre et empathique malgré tout).

« We’re not lost, we’re finding our way » entendait-on dans Meek’s Cutoff, des mots qui résonnent dans toute l’œuvre de Reichardt. Mais James est le premier de ses personnages qui apparaît réellement perdu, non en quête de lui-même, mais dans une fuite perpétuelle — jusqu’à ce qu’il se fasse rattraper par un tour du destin rappelant qu’on n’échappe pas au monde. Cela donne un film plus froid qu’à l’habitude, si ce n’est des quelques touches d’humour, et sans cette lueur d’espoir apportée par les histoires d’amitié qui viennent contrebalancer le pessimisme ambiant. C’est sans doute ce qui empêche The Mastermind d’atteindre les sommets des derniers films de Reichardt (sans compter que nous avons plus besoin d’humanisme que d’ironie aujourd’hui), mais cela est compensé par la présence charismatique de Josh O’Connor. Sa performance échevelée nous rend fascinant, du moins sympathique, ce loser manipulateur, un peu lunaire, et à travers elle, la cinéaste poursuit sa réflexion sur l’Amérique, continuant à nous aider à retrouver notre chemin.
 

Prochaine projection : 19 octobre à 19h45 (Cinéma du Parc)



Partie 1
(Miroirs No. 3,
Put Your Soul on Your Hand and Walk,
What Does That Nature Say to You,
Shifting Baselines, Kontinental '25,
Duas vezes João Liberada)

Partie 2
(Fiume o morte!,
Qui a tué les Expos de Montréal ?,
Bedrock,  Mare's Nest,
Blue Heron, A Soft Touch)

Partie 3
(L'arbre de l'authenticité,
Wrong Husband,
Desire Lines, Romería,
Ariel, Dead Lover)

The Mastermind

Partie 4
(à venir...)

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Critique publiée le 14 octobre 2025.