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Local Legends (2013)
Matt Farley

La méthode Farley

Par Alexandre Fontaine Rousseau

Le moins que l'on puisse dire, c'est que Matt Farley est un drôle de numéro. Ce qu'il faut savoir sur lui, c'est qu'il est d'abord et avant tout l'un des auteurs-compositeurs-interprètes les plus prolifiques au monde. L'affirmation peut de prime abord sembler relever de l'hyperbole, mais les chiffres sont là pour l'appuyer : Farley, à ce jour, a écrit plus de 26 000 chansons sur tous les thèmes imaginables. À commencer par les plus insignifiants. De toutes les variations possibles sur le motif du caca aux villes et aux villages les plus méconnus qui soient, de Laval et Montréal jusqu'à Beaver Dam au Wisconsin, aucune préoccupation n'est trop puérile, banale ou absurde pour lui. Sur le seul sujet du baseball, par exemple, il compte plus de 500 compositions à son actif. S'amusant à inonder les plateformes de diffusion de courtes pièces humoristiques dont les titres sont conçus dans le but spécifique d'attirer des clics erratiques, il tire profit des algorithmes et des moteurs de recherche afin de gagner sa vie en tant que musicien. C'est un métier qu'il pratique avec rigueur et assiduité, tel un ouvrier qui se présenterait jour après jour à l'usine à chansons afin d'y faire son quart de travail. Il est le plus professionnel des amateurs, ou le plus amateur des professionnels. C'est selon.

Parallèlement à cela, Farley fait aussi du cinéma dans lequel il se met fréquemment en scène... en tant qu'auteur-compositeur-interprète tentant tant bien que mal de gagner sa vie grâce à sa musique. Même lorsqu'il y est question de monstres aquatiques ou de maniaques armés de détecteurs de métaux, les films qu'il signe avec son comparse Charles Roxburgh explorent d'une manière plus ou moins détournée le territoire de l'autofiction ainsi que les méandres du processus créatif. Derrière des prémisses empruntant aux codes du thriller ou de l'horreur, il est souvent question chez eux des défis auxquels fait quotidiennement face un artiste au succès modéré. L'intérêt relatif du public, les élans irréguliers de l'inspiration ou encore l'incompréhension des proches sont les enjeux existentiels desquels on se détourne en se mettant à trouver étranges les agissements du nouveau facteur ou du serrurier du coin. Portrait d'une Nouvelle-Angleterre banlieusarde où l'on finit forcément par s'ennuyer, par s'inventer des histoires abracadabrantes pour échapper à un quotidien monotone, l'univers de Farley et Roxburgh s'érige toujours sur les bases d'un vécu bien tangible. Mais aucun de leurs longs métrages ne brouille la frontière séparant le réel de la fabulation comme le fait Local Legends, réalisé par Farley lui-même en 2013.

Local Legends comporte une trop grande part de fiction pour qu'on puisse le décrire comme un « documentaire » à proprement parler. Mais le film s'applique clairement à relater le parcours de Farley ainsi que ses méthodes de travail inusitées, l'artiste jouant ici son propre rôle dans une sorte de portrait autobiographique au ton moqueur et décalé. Cet humour, ancré dans l'autodérision, n'enlève rien à la sincérité de l'entreprise ; il contribue, au contraire, à l'impression d'honnêteté qui s'en dégage. Comme si l’auteur, feignant dans un premier temps l'exposé magistral quasi didactique sur sa propre carrière, s'affairait plutôt à mettre en scène un monologue intérieur rongé par le doute et la remise en question. Faire de l'argent nécessite de produire des niaiseries à la chaîne, tandis que l'intégrité artistique implique de ne pas faire une cenne. Le dilemme tenaille Farley tandis qu'il déambule dans les rues de la petite ville de Manchester au New Hampshire, placardant ici et là des affiches pour son prochain concert et disséminant des disques de son groupe sur la voie publique en espérant que les passant·e·s les ramassent. Pour lui, l'autopromotion est un exercice perpétuel, quasi obsessionnel. Comme en témoigne le film lui-même, dont la visée publicitaire paraît entièrement assumée sans pour autant que celui-ci carbure au cynisme calculateur.

Le résultat final constitue en ce sens une parfaite introduction à ce cinéma singulier, dont le ton particulier est informé par les méthodes de production artisanales employées autant que par l'excentrique personnalité du réalisateur. Cette candeur, cet enthousiasme l'animant se ressent dans l'espèce de fébrilité faussement naïve émanant du montage et de l'écriture. L'énergie émaillée de maladresses de l'ensemble témoigne surtout d'une envie irrépressible de créer, d'assembler autour d'une pratique artistique artisanale une communauté de visages familiers revenant de projet en projet. C'est pour cette raison, après tout, que le titre du film est au pluriel. Farley tourne comme il peut, à toute allure, sans trop se soucier des normes esthétiques dominantes au détriment desquelles il privilégie une esthétique bancale et bricolée ; et si le tout revêt initialement des airs de blagues d’initié·e, il suffit de quelques minutes pour comprendre qu'au contraire tout le monde est invité. Quel autre cinéaste, après tout, s'amuse à donner son numéro de téléphone à son auditoire d'un film à l'autre ? Farley ne met pas l'art (ou l'artiste) sur un piédestal. Pour lui, c'est une vocation au même titre qu'une malédiction. C'est une passion, mais c'est aussi un métier comme un autre. C'est quelque chose que l'on fait parce que l'on ne peut pas faire autrement. Parce que l'on ne sait pas faire autre chose. À la fois mode d'emploi et manifeste, Local Legends est surtout une affirmation et une célébration de cette intime conviction.

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Critique publiée le 5 octobre 2025.