A a une place spéciale dans mon cœur. C’est le film qui m’a fait découvrir le travail de Mitchell Stafiej, cinéaste extraordinaire, et extraordinairement méconnu, du West Island qui depuis m’apparaît comme un trésor national. Je m’en rappelle assez bien. C’était aux RVQC, en 2018, dans une petite salle du Quartier latin. J’avais été frappé par l’ingéniosité de la mise en scène qui, dans une poignée de pièces, parvenait à déployer un univers entier, le paysage mental perturbé d’un musicien alcoolique qui sept jours durant s’embourbe dans des ressassements traumatiques et une inéluctable hébétude éthylique. C’est un film assez éloquent sur la dépression, l’autodénigrement, les aléas de l’inspiration artistique et les écueils de la dépendance. Une œuvre sombre et claustrophobe, mais surtout parfaitement immersive, qui ne manquera pas d’éveiller des souvenirs doux-amers chez quiconque s’est déjà tourné vers l’alcool pour noyer (et simultanément nourrir) son spleen. En cela, le huis clos est assez bien choisi puisqu’il représente à la fois la prison physique et la prison mentale du protagoniste, mais sans jamais paraître banal à l’écran, évoquant le théâtre marécageux et désordonné d’un délire fiévreux.
Konrad (Alex Zhang Hungtai, l’homme-orchestre de Last Lizard et Dirty Beaches) est un musicien dépressif plombé par le deadline imminent de son nouvel album, hanté par des souvenirs d’enfance évanescents et par la rupture récente avec sa copine Maddy (Romy Lightman de Tasseomancy), enlisé dans une relation malsaine avec son ami coké Matt (Bernardino Femminielli, icône de la scène underground montréalaise) et une famille blanche qui reconnaît à peine sa place parmi eux. S’étant tourné vers la bouteille pour pallier tous ses maux, il en est devenu accroc, requérant désespérément son contact et la tétant comme un biberon pour mieux se tapir dans une réalité trouble, tissée d’impressions passagères et discordantes. Konrad est un personnage hermétique, scellé, que nous observons de l’extérieur à la manière d’un automate zombifié, mais avec qui nous partageons tout le réconfort déprimant d’une cuite qui n’en finit, gracieuseté d’une œuvre vibrante, quelque part entre l’exposé clinique et le courant de conscience, entre l’observation directe et la communion sensible.
Stafiej met tout de suite la table avec une série d’images discontinues, vaguement subjectives : des séquences floues d’un film de famille où un très jeune protagoniste ouvre des cadeaux à Noël, un plan de lui adulte, couché sur le sofa, l’objectif se rapprochant de son visage, annonçant la maïeutique, puis un plan de lui couché au sol, jouant du saxophone sous des faisceaux de lumière colorée. Le montage annonce déjà le flottement temporel du récit, où Konrad dérive constamment entre la nostalgie de son enfance et de ses succès révolus et le sanctuaire passager de la musique ; la bande sonore démontre tout son pouvoir d’évocation, dans le bruit qui accompagne les images d’enfance suivi des échos lancinants du saxophone ; le clair-obscur préfigure la pénombre caravagesque de l’antre du héros et de sa psyché, dans laquelle la caméra nous invite ostensiblement à pénétrer. Le titre apparaît ensuite, en huit point irisés, puis Konrad se réveille. Confus et toussant, il gigote sur le sofa, puis soupèse les bouteilles de bière sur la table du salon, se levant bredouille, puis se dirigeant mécaniquement vers la cuisine en quête de sa dose d’alcool du matin, fouillant frénétiquement les placards sous l’œil d’une caméra intimiste qui le suit à la trace, délogeant sous des casseroles une bouteille de spiritueux qu’il ingurgite pour mettre fin au bourdonnement qui accapare la bande sonore. La démarche de Stafiej prend tout son sens dans la nature instinctive de sa mise en scène, qui colle à un personnage pour qui le son, le montage et les angles de caméra, constituent autant de vues de l’esprit, proposant une incursion sensorielle qui accompagne l’observation zoologique du personnage dans son vivarium encombré de récipients amoncelés.
:: Alex Zhang Hungtai (Konrad) [Type One Films]
La réalité de la dépendance nous apparaît dans une série de signifiants usités, à savoir les gestes mécaniques qui caractérisent la quête d’alcool irrépressible de Konrad, qui boit et soupèse 1001 bouteilles en cours de récit, mais aussi sa stupeur constante et son irascibilité. On le verra hagard face à autrui ; servir un monologue cafardeux à propos de la vie de musicien à une jeune femme lors d’un party, laquelle s’éclipsera au détour d’un travelling qui suit son aller-retour vers le réfrigérateur ; hurler, les yeux vides, à l’intention de son producteur qui, par Skype, le pousse à l’action. On verra un ivrogne tout ce qu’il y a de plus classique, évitant, hébété, amorphe. On nous permettra surtout, et c’est là la plus grande force du cinéma de Stafiej, d’émuler sa perspective par la voie de la technique, de l’esthétique, qui de concert parviennent à circonscrire une série d’ambiances qui se déclinent en états d’âme et qui nous enjoint à vivre sa cuite par procuration, de s’engouffrer à sa suite dans le trou du lapin.
A se révèle comme une expérience haletante, implacable et qui, malgré le minimalisme de l’œuvre, recèle une manne d’astuces cinématographiques jusqu’à l’épuisement total d’un arsenal limité que le réalisateur manie avec un impressionnant doigté. En cela, il s’agit de la consécration d’un auteur montréalais qu’il incombe de (re)découvrir, un brillant patenteux qui utilise les moyens du bord pour créer une œuvre sensible et humaniste, maximisant le pouvoir d’évocation d’une esthétique fauchée qu’il met entièrement au service de ses personnages. Un film qui, avec The Diabetic (2022), demeure l’un des plus éloquents portraits de l’altérité québécoise depuis la belle époque de Robert Morin.
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