Un café chaque matin, des souliers dans les pieds, des actualités sur le téléphone, leur grisaille révoltante au bout des doigts, un monologue dans la tête qui se demande quand ça arrêtera, si le monde peut redevenir normal et juste, comme s’il l’avait déjà été. C’est la prison temporelle, le surplace déprimant qui sert de cadre à One Battle After Another, dont le récit est scindé par un bond d’une quinzaine d’années rendu invisible. « Le monde n’a pas vraiment changé » dit la narration, comme si le film se déroulait en 2025 et qu’en 2040 nous allions être aussi mal en point qu’en 2025. Que le monde allait être aussi laid en 2040 qu’en 2025.
Cette observation, qui place le film dans un contexte sorti de l’histoire tout en l’alignant sur une lassitude toute contemporaine, vient de Perfidia (Teyana Taylor), qui fait partie de celleux qui ont décidé de s’engager dans l’engagement pour chasser l’odeur de ce miasme, faire sauter des choses et abattre des gens parce que les États-Unis ne savent parler que cette langue de la poudre à canon — tout comme leur cinéma. Une bataille après l’autre, il faut combattre le feu par le feu. Et ainsi Perfidia pourchasse la liberté avec la révolution sur son dos, le groupuscule des French 75, les mots de passe cryptiques, les masques, les armes, les bombes, qui sont fabriquées par Bob (Leonardo DiCaprio), lui qui s’accroche à elle avec une admiration un peu niaise, sans savoir non plus qu’elle en a pour la gueule terrible du colonel Steven Lockjaw (Sean Penn), un Terminator de l’État militarisé, traqueur antimigratoire et haineux jusqu’à la pointe du pénis érigé par lequel il est présenté et constamment ramené. Penn (!) joue à la perfection une sorte de chibre ultra caucasien et cruel qui rêve d’être intronisé dans la société suprématiste des Christmas Adventurers, mais aussi, plus secrètement encore, d’être dominé par les victimes racisées qu’il poursuit avec autant d’obstination que Perfidia terrorise les riches, les banques et le système classiste qui les sous-tendent. De cette symétrie choquante, violente, morbide, dont les extrémités se rejoignent par les souterrains d’une relation de détestation toxique incarnant bien le tango de la gauche antifa et de la droite dictatoriale, émerge une galerie de personnages qui ont toutes les idiosyncrasies réjouissantes qu’on peut attendre de Paul Thomas Anderson, empilées sur 2h40 de métrage sans aucun essoufflement sinon le nôtre. Le tout aboutit sur une sorte de fresque opératique maîtrisée, pourtant imparfaite de bien des manières, ce qui s’avère peut-être moins important que ses réussites.
Car Paul Thomas Anderson fait des films sur l’Amérique comme personne ne fait de films sur l’Amérique, c’est-à-dire avec ces traits plutôt gros qui sont les siens, mais qui savent si habilement s’amuser à la caricature. Les sujets sont grands, la contextualisation est mince, mais l’allure générale tire suffisamment dans la bonne direction pour qu’on reconnaisse les cibles et qu’on puisse rire un bon coup de leur humiliation. Ce n’est pas élégant mais c’est efficace, et surtout ça distrait en nous rappelant que le cinéma américain a toujours brillé à raconter son crépuscule. À l’heure où sa désertification survient au pire des moments politiques, où la complaisance extrême d’un Ari Aster nous broie l’humanisme intérieur plutôt que de le cultiver, que PTA décide d’aligner ainsi ses obsessions (la paranoïa, les familles dysfonctionnelles, les blagues grivoises) et de s’en servir pour regarder de manière large, mais juste, l’état délétère de son pays tout en rêvant à sa révolution devrait nous réjouir, mais peut-être pas non plus au point d’en faire l’apex de la politisation par le cinéma.
C’est vrai que ça soulage d’une drôle de façon, de voir ces représentations de camps de migrants maltraités, de tentes de sans-abris plantées sur les trottoirs, d’assister à la démagogie décomplexée, tournée en dérision, de la droite identitaire, de parcourir au rythme de la course cette fresque minutieuse que PTA a assemblée, au point que je me suis rappelé durant la projection le bien que pouvait faire le cinéma pour les mêmes tripes qui endurent le café chaque matin. Quel bien ça fait d’entendre les personnages latinos dire être « habitués » à l’assiègement (dixit un formidable Benicio del Toro), de voir ces bonnes sœurs armées terrées dans le désert, cette nouvelle génération Z qui se serre les coudes, résistant fièrement aux interrogatoires des militaro-fascistes en uniforme et qui représente, avec les femmes de couleur qui les mentorent, la seule véritable lueur d’espoir que le cinéaste parvient à sauver des ruines. Cette dernière se trouve cristallisée en une figure messianique, Willa (Chase Infiniti, une révélation comme on dit), la fille de Bob et Perfidia, l’enfant attendu d’un pays à réinventer de fond en comble le plus rapidement possible. Le film prend quand même l’affiche durant un week-end où Trump décide d’envoyer l’armée à Portland, ville supposément terrorisée par l’Antifa… Rarement une satire aura vu la réalité lui coller aussi bien à la peau.
:: Sean Penn (Steven Lockjaw) et Chase Infiniti (Willa) [Warner Bros.]
Mais One Battle After Another, sous ces brillants changements de ton qui passent de la tragédie sociale à l’humour de bros mal-léchés à l’intérieur d’un même plan, sabote quelque peu sa charge à fond de train en se complaisant trop régulièrement dans les plis les plus anticipés du cinéaste. On aurait peine à imaginer film plus masculin pour prétendre que l’avenir appartient aux femmes, dans un récit qui donne un rôle de subordonnée unidimensionnelle à une actrice comme Regina Hall, qui présente sa jeune protagoniste comme une figure forte mais rectiligne, restreignant finalement toutes les femmes de l’œuvre à des rôles de pieuses tout en faisant des hommes des personnages aux travers plus grands que nature. Car rien n’égale en importance ici le duel télégraphié entre DiCaprio et Penn, tous les deux au sommet d’une forme qui ne peut finalement servir que les aspérités d’un cinéaste qui cherche à les faire se battre jusqu’au dernier souffle. Rien n’est aussi drôle que del Toro qui cabotine en sensei de la côte ouest, rien n’est aussi approfondi comme contradictions que les sentiments qui traversent les hommes du récit, figures complexes, nuancées et dont les réactions souvent imprévisibles veillent à tenir en otage le reste du film.
Puisqu’en retour, aucune des actions ni des décisions des femmes du récit, excepté celles de la Perfidia révolutionnaire dont la seule agentivité tourne autour de sa sexualisation en amazone postcapitaliste, ne parvient à faire décoller les personnages féminins des issues attendues, à les rendre propulsives dans un récit qui pourtant se construit dans une débandade de gaffes et de quiproquos qui auraient pu être mieux partagés. Outre la robe de chambre qui rappelle celle du dude du Big Lebowski (1998), c’est aussi le film d’Anderson qui ressemble le plus à ceux des frères Coen, jusqu’à ses retours à une sorte de repaire aseptisé qui évoquera le bureau de surveillance de Burn After Reading (2008) ou encore la violence sèche et fin-de-siècle de No Country For Old Men (2007). Dans l’esprit d’un néo-noir aux allures de grand roman américain — le film est librement adapté de Vineland de Thomas Pynchon, en reprenant sa prémisse familiale et son amplitude sociétale — One Battle After Another est plus satisfaisant dans tout ce qu’il fracasse avec beaucoup de panache que dans les détails de sa politique identitaire et genrée avec laquelle le cinéaste ne parvient à interagir que de manière plutôt superficielle.
:: Leonardo Di Caprio (Bob) et Benicio del Toro (Sergio) [Warner Bros.]
En parallèle, on prétextera qu’il s’agit au moins d’une belle histoire de relation père-fille tout en s'apercevant de la mince originalité de tout ce qu’elle a à offrir : une réflexion sur la famille biologique et la famille d’appartenance, des blagues de téléphones intelligents qui rappellent les fossés intergénérationnels, une autre sur les pronoms « trop compliqués » et quelques autres sur le fait d’avoir un père stoner qui échoue à prendre ses responsabilités. Puisque Paul Thomas Anderson a quatre enfants avec l’actrice et humoriste afro-américaine Maya Rudolph, incluant trois filles, on reconnaîtra aussi à tout cela une dose autobiographique qui donne à certaines scènes une intimité, une vulnérabilité — lorsque Bob avoue n’avoir jamais réussi à aider sa fille à coiffer ses cheveux crépus — qui finit par dissiper certaines réticences, à réaliser que le film est parfaitement honnête quant à son point de vue d’homme blanc de 55 ans. En revanche, on peut encore s’exaspérer de la position de Paul Thomas Anderson en souverain pontife des film bros — ceux qui arrivent à leur siège d’une projection de jeudi pluvieux à 22h avec de petites lunettes fumées rondes sur le nez —, une position qui mériterait d’être dynamitée, autodétruite afin qu’on puisse vraiment prendre au sérieux les ambitions politiques d’une œuvre qui ne réalise que trop peu les privilèges qu’elle reconduit constamment par sa structure univoque qui dit être consciente de ses torts tout en les capitalisant pour le bien du spectacle. Et ce, même si celui-ci tape sur les bonnes cibles, même si celui-ci se fâche contre des monstres pires encore que ceux qui chronomètrent les plans-séquence. En excellent titre de to-do list où les luttes s’empilent presque nonchalamment, One Battle After Another joue parfaitement ce désir tout contemporain de délaisser l’ironie afin de retrouver la sincérité, entre l’utilisation d’un DiCaprio criblé de critiques, vissé dans sa période mémétique où il pointe l’image d’un cinéma commodifié prise dans son téléviseur — La Bataille d’Alger ! —, et Infiniti, une jeune actrice inconnue, sans second degré, mais qui incarne l’écran rescapé où pourra se projeter le futur rebâti.
Il ne faudrait pas terminer pour autant sur une apologie du talent d’Anderson, sur ses cadres implacables et ses plans rapprochés en VistaVision, filmant de la position artistique la plus privilégiée — le matériel, les interprètes, le décor — et qui prendra toujours plaisir à dire que le monde brûle tout en chassant de l’espace public un camp de sans-abris afin de tourner une scène de poursuite en 70mm. On ne se demandera pas plus pourquoi un film aux allures révolutionnaires est tourné dans un format que seules trois salles de cinéma au monde — situées à New York, Los Angeles et Londres — sont capables de projeter. On ne terminera pas non plus en pointant le beau jeu de démarches qui ponctue l’ensemble du film, celles qui boitent, celles qui marchent au pas, celles qui oppriment, celles qui font sauter des banques, celles qui s’entraînent à la révolution, différentes démarches qui s’inculquent comme si le film était une succession d’apprentissages de la marche — walk the walk comme ils disent — jusqu’à celle du dernier plan, montrant à quel point toute la dynamique kinétique du film, des poursuites en accordéon dans le désert jusqu’à la marche révolutionnaire, aspire à la prolonger vers l’avenir, dans un hors cadre rescapé que Paul Thomas Anderson espère autant qu’on peut bien l’espérer, entretenant un agenda politique traversé de paradoxes et d’incohérences qui en font un divertissement assez extraordinaire mais un film politique relativement raté. En cela, le secret de son succès hégémonique est peut-être au fond d’être parfaitement à l’image d’une gauche bourgeoise médiatisée et capitalisée jusqu’aux os, à vouloir le beurre, l’argent du beurre et le cul de la révolution.
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