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A Chinese Ghost Story (1987)
Ching Siu-tung

Le souvenir du vent

Par Alexandre Fontaine Rousseau

Le prologue nous le rappelle immédiatement : rarement le vent a-t-il été mieux représenté à l'écran que dans A Chinese Ghost Story. Son bruissement semble meubler la bande son du film de Tony Ching Siu-Tung d'un bout à l'autre, quand ce ne sont pas les feuilles au sol tourbillonnant sous l'effet de son souffle ou les portes s'ouvrant avec fracas en raison de sa puissance surnaturelle qui viennent nous rappeler avec une éloquence certaine son omniprésence. Puis il y a les tissus. A Chinese Ghost Story est un film d'étoffes, dont la sensualité débordante s'exprime à travers le flottement perpétuel des draperies soyeuses qui envahissent le cadre, enveloppent les silhouettes et suivent le mouvement des corps à travers l'espace. De ce jeu de transparences veloutées et de lueurs à demi voilées se dégage une atmosphère éthérée, aérienne  une qualité spectrale et pourtant immensément tactile, propre à ce cinéma de textiles fantomatiques qui procèdent à l'envoûtement de nos sens par leur ondoiement hypnotique.

En fait, ce sont les quatre éléments qui sculptent ici l'image : le vent, bien entendu, mais aussi l'eau, le feu et la terre. L'eau coule, file entre les doigts, asperge les visages, ruisselle sur les corps et imbibe la soie qui colle à la peau. Il y a d'un côté la pluie torrentielle qui fouette le sol, de l'autre cette surface transparente derrière laquelle tente désespérément de disparaître Leslie Cheung lorsque Joey Wong le cache dans sa baignoire. Puis il y a les flammes chancelant dans la nuit, les brasiers s'allumant comme par magie, les corps s'embrasant subitement, les chandelles et les lanternes qui éclairent les visages parfaits de nos deux amants maudits. La terre, quant à elle, sert de tremplin aux acrobaties martiales les plus folles. On en déterre les urnes funèbres qui permettent de résoudre l'intrigue ; les branches qui s'élancent vers le ciel comme des griffes acérées s'y enracinent et les monstres s'en extirpent. Tout explose, tout virevolte. Les corps glissent, flottent, fendent l'air et bondissent.

Entre la bouffonnerie et le raffinement, A Chinese Ghost Story est un film de contrastes entièrement assumés et expertement agencés, jonglant entre ses tonalités discordantes avec une adresse qui force l'admiration. Ce n'est pas seulement que le récit fantastique emprunte ici au cinéma d'arts martiaux, ou que la tragédie côtoie la comédie. Par-delà le métissage des genres, ce qui frappe surtout c'est cette manière qu'a le film d'alterner entre l'humour bon enfant, la poésie et l'érotisme sans jamais sourciller ou prendre de pauses. L'extravagance de sa réalisation harmonise ces contrastes, plaçant sur un pied d'égalité les élans romantiques les plus passionnés et l'incroyable rap entonné par un prêtre taoïste. L'ombre et la lumière s'accordent pour découper l'espace, le froid du bleu nocturne répond à la chaleur des teintes orangées. On sent physiquement le contraste entre la chair vivante et le spectre glacé lorsqu'ils se touchent.

Car A Chinese Ghost Story est aussi un film de corps. Des corps gluants, saignants, suintants mais aussi des corps s'entrelaçant, se caressant ; des corps qui désirent et des corps se décomposant. Sa mise en scène explore la matérialité du fantôme, l'incarne physiquement avec la même justesse qu'elle trouve le moyen de donner corps au vent. C'est tout un jeu sur l'invisible qui s'exprime ici, comme lorsque la vibration des cordes du luth vient en quelque sorte illustrer les sons émanant de l'instrument. Sans oublier ces cloches dont le tintement, tout en évoquant le souffle de la brise, annonce la venue des esprits dans le monde des vivants. Encore une fois, le film effectue un grand écart. Car, à l'autre extrême, la caméra s'amuse à plonger à la suite d'un revenant dans la bouche d'une victime avant de s'enfoncer dans ses entrailles. La chair est aspirée de l'intérieur, la créature ne laissant derrière elle qu'une carcasse desséchée qui trouvera tout de même le moyen de s'animer de nouveau.



:: Leslie Cheung (Ling Choi San) //  Joey Wang (Lip Siu Sin) [Cinema City / Film Workshop]


Lors de telles séquences, Tony Ching Siu-Tung ne saurait cacher l'influence du
Evil Dead (1981) de Sam Raimi sur sa mise en scène. Il suffit de penser au combat contre une langue géante ayant des airs de serpent, à ces branches et à ces racines qui enserrent Leslie Cheung ainsi qu'à tous ces fluides dégoûtants qui aspergent nos héros pour comprendre l'impact immense qu'a eu ce mélange particulier d'horreur et de slapstick sur A Chinese Ghost Story. L'amalgame est grotesque et jouissif, d'autant plus exubérant que les chorégraphies du wuxia classique ne manquent déjà pas de panache en soi. Le combat final servira de modèle à toute une école de cinéma fantastique de Hong Kong, tandis que le film hantera l'imaginaire populaire durant une décennie entière  inspirant au fil des ans d'innombrables hommages ainsi qu'un nombre incalculable de parodies, sans compter ses deux suites répétant avec un indéniable brio les principaux motifs de l'original.

Mais ce qui distingue le long métrage de 1987 de ses multiples émules, c'est la sincère mélancolie qui l'habite et lui confère une étonnante profondeur. Par-delà les gesticulations furieuses d'une caméra paraissant elle-même possédée, c'est la passion amoureuse guidant ce récit qui lui insuffle son ampleur et sa tristesse. A Chinese Ghost Story baigne dans un brouillard perpétuel évoquant les méandres incertains de la mémoire. « Les fragments de rêve sont comme le vent et la pluie », nous rappelle la chanson thème du film ; et tout y possède effectivement la texture lointaine du souvenir, y compris le plus précis des détails. Voilà peut-être qui explique pourquoi il est si facile de se replonger dans le film de Tony Ching Siu-Tung. Son onirisme singulier se compose d'images marquantes qui trouvent pourtant le moyen de s'effacer, comme autant de fantômes disparaissant dans la nuit que l'on chercherait à faire revivre d'une façon ou d'une autre.

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Critique publiée le 16 septembre 2025.