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Peking Opera Blues (1986)
Hark Tsui

Féminin féminin

Par Claire Valade

Les années 1980 et 1990 ont été riches pour le cinéma asiatique, qui a connu à l’époque une sorte de nouvelle vague de découverte et de popularité planétaire, après avoir percé une première fois sur les scènes mondiales vers la fin des années 1940 aux années 1960. Alors que le Japon avait dominé cette première vague avec des réalisateurs comme Akira Kurosawa, Masaki Kobayashi, Yasujirō Ozu ou Kenji Mizoguchi, la seconde a émergé autour de Hong Kong, Taiwan et la République populaire de Chine. D’un côté, des cinéastes comme Wong Kar-wai, Hou Hsiao-hsien et Zhang Yimou développaient un mouvement de cinéma existentiel, réaliste pour les uns, plus lyrique pour les autres ; ailleurs, leurs comparses comme John Woo, Ringo Lam et Tsui Hark s’intéressaient plutôt à imaginer une nouvelle forme de films d’action par des thrillers urbains cinétiques. Eux aussi parcourus, curieusement, par une certaine dimension humaine existentialiste, ils créaient par là un écho au mouvement de leurs collègues tout en se distinguant des films de kung-fu traditionnels ou modernes (Bruce Lee comme Jackie Chan, par exemple). Au milieu de la testostérone du monde éminemment masculin, urbain et actuel de la plupart de ces films surgissait une œuvre axée sur un trio d’héroïnes — une comédie historique féministe, de surcroît ! —, qui restait pourtant étrangement en phase avec ses contemporains de la Nouvelle Vague hongkongaise par ses nombreuses scènes d’action très élaborées.

Peking Opera Blues de Tsui Hark (1986) s’ouvre sur un enchaînement de plans particulièrement saisissants qui façonnent tout le film, à commencer par le visage hilare d’un personnage de l’opéra de Pékin [1], maquillé outrageusement et magnifiquement costumé dans un kaléidoscope de couleurs. Le style est volontairement exagéré, caricatural, et extravagant. Filmée sur fonds neutres et incluant des images d’accessoires de scène (fausses barbes, fausses hallebardes, etc.), cette ouverture annonce clairement d’emblée que ce qui suivra est inventé de toutes pièces et qu’il ne faut surtout pas prendre tout ça au sérieux. Plus encore, le sous-texte de ces plans parle aussi de l’intrigue et des protagonistes qui la porteront, insinuant que subterfuges et faux semblants seront partie intégrante du récit.

Bien que la prochaine scène soit plus réaliste avec son décor de vaste salon palatial de marbre, de dorures et de tapis rouges, le ton et le style restent dans l’exagération. Le centre de l’attention, le général Tuen, ridicule avec sa moustache généreuse, visiblement imbu de lui-même, et entouré de ses 28 femmes, se complaît un peu trop, à voix haute, à l’idée d’ajouter une jolie petite musicienne à son harem pour la couvrir elle aussi de bijoux aux pierres clinquantes. La scène empeste la richesse tape-à-l’œil et la fatuité. Il n’est pas très surprenant de découvrir quelques secondes plus tard que le fameux général ne paie pas ses soldats et qu’une révolte est à ses portes. S’ensuit la fuite de tout ce beau monde et, dans la confusion, l’arrivée inopinée d’un autre général, Cho (Kenneth Tsang), et de son armée ramène un certain ordre et nous informe par la même occasion d’une rébellion de plus grande ampleur qui sévit dans le pays. En quelque neuf minutes à peine (et pourtant, neuf minutes déjà bien remplies de mouvements, de péripéties et de révélations), le ton est donné, la période est établie (les années 1920), le chaos règne (pratique tant pour l’intrigue que l’humour préconisé dans la mise en scène) et les bases du récit sont assises. C’est ce qu’on appelle de l’économie et de l’efficacité dans l’écriture scénaristique !

Dans ces quelques minutes d’ouverture, les trois héroïnes (incarnées par des superstars du cinéma hongkongais) sont aussi présentées. D’abord, la rencontre fortuite entre Sheung Hung (Cherie Cheung), la musicienne qui a réussi à s’enfuir du palais au milieu de la débâcle avec un petit butin aussitôt perdu par concours de circonstances, et la fille du général Cho, Cho Wan (Brigitte Lin), secrètement rebelle et habillée en homme pour mieux se fondre dans ce monde militaire masculin, sera décisive, bien que les deux jeunes femmes ne le savent pas encore. Annoncés en filigrane dans l’introduction par le sexisme et la misogynie grotesque du général Tuen et la vivacité ingénieuse de la musicienne, les thèmes féministes — étonnants pour l’époque, tant celle de l’histoire racontée que celle de la production du film — s’affirment alors réellement. Pour retrouver son trésor volé, Sheung Hung devra s’infiltrer dans une troupe d’opéra de Pékin, interdite aux femmes comme dans le théâtre élisabéthain. Et c’est ici que la troisième héroïne entre en jeu : Bak Nau (Sally Yeh), la fille du directeur de la troupe, tente de s’insinuer dans la pièce en cours. Peine perdue, son père la refoule et lui interdit la scène d’accès, sous les rires fournis des autres acteurs masculins qui trouvent complètement absurde l’idée qu’une femme puisse tenir un rôle au théâtre. Le public dans la salle semble du même avis et s’extasie devant la féminité factice et aguichante des acteurs, bien plus convaincante, selon eux, que celle des véritables femmes dans leurs vies. Le fait que Tsui Hark fait interpréter ces acteurs d’opéra de façon abondamment efféminée dans les coulisses du théâtre augmente le contraste avec les trois personnages réellement féminins, qui, elles, sont maîtresses d’elles-mêmes ou alors utilisent ce genre de coquetterie ou de comportements minaudants et affriolants prétendument associés au sexe dit faible uniquement pour manipuler les hommes crédules et stupides sur leur chemin et parvenir à leurs fins.



:: Cherie Chung (Sheung Hung) et Brigitte Lin (Cho Wan) [Cinema City]


:: Sally Yeh (Bak Nau) et Cherie Chung (Sheung Hung) [Cinema City]


Ce sera donc à un choc de classes et de cultures que nous assisterons (riches/pauvres, militaires/artistes, cupidité/amitié), tant entre les femmes elles-mêmes qu’entre elles et l’univers dans lequel elles tentent de trouver leur place, sur fond de récit comique d’un double cambriolage de haut vol. En effet, Tsui Hark entremêle à tout ça une intrigue politique : en plus des bijoux escamotés par erreur par la troupe, un document compromettant doit aussi être récupéré chez le général Cho pour exposer un complot contre le gouvernement chinois. Le reste de l’action sera concentré autour du théâtre et du palais où s’enchaîneront tous les échanges de coups de feu, une grande part de mélodrame familial et sentimental, ainsi que tous les quiproquos classiques de la comédie vaudevillesque (usurpation d’identité, infiltrations imprévues, empoisonnement de la mauvaise personne, portes claquées, cachettes impromptues dans les endroits les plus incongrus, pots cassés sur des crânes, vêtements déchirés de façon embarrassante, etc.). S’infiltre même dans l’intrigue une scène de torture particulièrement sentie et brutale envers Cho Wan, dont l’exagération est d’autant plus soulignée par l’usage du ralenti lorsque de l’eau salée est jetée sur les plaies ouvertes de la jeune femme laissées par le fouet. L’excès grossier est présent jusque dans ces moments dramatiques, qui paraissent pourtant complètement déphasés par rapport à la trame comique du film. L’affrontement final, qui couvre la fuite des trois héroïnes et de leurs deux alliés masculins, donne dans le même ton, oscillant entre ironie, slapstick et action de haute voltige.

Au cœur de tout ça, si nos trois héroïnes savent se défendre, alors qu’elles sont attaquées (physiquement et verbalement) de toutes parts, elles tentent surtout tant bien que mal d’exister en tant que femmes, constamment aux prises avec des hommes qui cherchent à leur refuser une chose ou l’autre, ou à les contrôler. Bien que la subtilité soit loin d’être au rendez-vous, il reste surprenant que Peking Opera Blues soit parcouru par une réelle affection envers ses personnages féminins, qui demeurent étonnamment tridimensionnels dans cette trame narrative plutôt bidimensionnelle. Plus encore, Tsui Hark a clairement à cœur de placer ses trois héroïnes véritablement au centre du récit, de souligner leur ingéniosité et leur force de caractère, d’en faire un atout et un enjeu tout au long de son film, et de les traiter d’égales à égaux avec leurs deux alliés masculins, mais aussi avec les héros masculins qui peuplent la majorité des autres films d’action de son époque. Une heureuse découverte quelque peu inusitée et atypique au milieu des classiques hongkongais du heroic bloodshed.

 


[1] L’opéra de Pékin est l’une des formes d’opéras traditionnels chinois, et non un bâtiment dans la ville de Pékin où l’on donne les spectacles d’opéra, comme on pourrait le croire.

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Critique publiée le 10 septembre 2025.