DOSSIER : QUEERS EN CAVALE
L’équipe Infolettre   |

Eddington (2025)
Ari Aster

Du pareil au même

Par Ariel Esteban Cayer

Dans Eddington, le cinéaste Ari Aster inverse un schéma emprunté au western classique. D’un côté de la rue poussiéreuse traversée au loin d’un virevoltant, on retrouve Joe Cross : le shérif d’une petite ville du Nouveau Mexique, incarné par un Joaquin Phoenix dont la droiture waynesque se limite à refuser d’être masqué en pleine COVID. Son homologue ? Le maire Ted Garcia, un Pedro Pascal qui subvertit ici tout le capital de sympathie dont on l’investit d’emblée, comme on le ferait avec James Stewart dans un rôle chez Anthony Mann.

L’un est à droite, l’autre à gauche (du moins, a priori). Tous deux sont de sombres personnages destinés à s’affronter dans l’arène idéologique et municipale. Cross se lance en politique pour opposer les mandats « covidiens » et « autoritaires » de celui qui s’avère être son némésis de longue date ; l’autre dévoile, en bon politicien, l’ampleur de ses manigances. Leur histoire bouillonne au grand jour en cette année 0 de la COVID, dans l’ombre du premier mandat de Trump, du mouvement Black Lives Matter et des dérives conspirationnistes et charlatanesques auxquelles sont sensibles, par exemple, Louise (Emma Stone), la femme de Joe, ainsi que sa belle-mère Dawn (Deirdre O’Connell), qui ne feront qu’aggraver une situation déjà tendue.

Jusqu’ici, Eddington est un film d’Ari Aster sur le mode de la satire — opportune, misanthrope, cruelle, sans équivoque — qui ne fait que renforcer les clivages qu’elle dénonce. Les personnages sont grossiers, les enjeux sont reconnaissables ; il est facile de se positionner moralement. On se croirait chez Tarantino, par exemple, qui dégomme les vilains historiques de son imaginaire… sauf qu’il est un peu trop tôt pour passer ces années COVID dans le filtre de l’irrévérence, voire de la condescendance… non ? La boussole idéologique vrille lorsque Aster s’en prend, par exemple, aux activistes BLM dans un même élan qu’il se moque des conspirationnistes de droite. Face à un tel univers, dans lequel rien n’est à prendre au sérieux et où l’empathie semble inexistante, l’instinct premier est de dire qu’Eddington est symptomatique d’une nation en déroute : un film méchant, pointant vers un avenir sans lumières. 

Et pourtant… Passé un certain seuil — ce tournant caractéristique de la formule scénaristique de son auteur, où quelque chose d’absolument choquant se produit — une certaine pertinence se dégage du projet. La machine jusqu’au-boutiste d’Aster s’enclenche, son portrait du monde s’affine, bien qu’il gagne en laideur, et le manichéisme de sa satire paranoïaque gagne en complexité, du moins elle prend de l’ampleur narrative, tel un reductio ad absurdum de son propre concept. Le virevoltant en amène d’autres, et l’agglomération brasse de la poussière jusqu’à engloutir toute la ville dans une conspiration de brindilles, jusqu’à ce que la notion même de caricature — de la gauche, comme de la droite — devienne un leurre.

Car le mal est ailleurs, souterrain, et Aster — un cinéaste d’épouvante — s’affaire à le révéler. Bientôt, on nous rappelle que l’affaire Joe Cross et Ted Garcia se déroule sur les ruines des Premières Nations — ruines réduites, à Eddington comme ailleurs, à la présence d’un musée commémoratif qui sera l’arrière-plan de quelques culbutes Keatonesques non loin d’une armurerie qui rappelle que la culture des armes ne mène qu’à la désolation. Que le refus de s’entendre, de même que la désintégration sociale, ne servent que les élites et leur capital. Que les chemins de fer se bâtissent au loin, tandis que nos deux pauvres cowboys s’agitent dans la poussière comme autant de marionnettes coloniales confuses.

C’est ainsi, en ré-intégrant un semblant de réalité à son cinéma, qu’Aster dévoile enfin quelque chose de pertinent et d’utile, que sa pensée cynique s’active et se transforme en colère. Certes, une colère issue d’une supposée impuissance, voire d’une certaine complaisance, mais une colère tout de même. Plutôt que de laisser ses pensées tourner à vide comme dans l’éminemment solipsiste Beau Is Afraid (2023), le cinéaste se range ici du côté de tous ceux et celles dont les vies psychiques furent ruinées pendant la COVID, et dont les destinées furent dictées par le grand Capital, trop content d’une population distraite et clivée. L’hommage au western tient dès lors de l’évidence tant le génocide des peuples autochtones, l’emprise de Trump sur l’Amérique, la crise de la COVID comme crise du capitalisme tardif, de même que les luttes sociales et l’interférence des gouvernement face à celles-ci, s’insèrent naturellement dans le continuum iconique du genre le plus mythique et identitaire du cinéma américain.



:: Joe Cross (Joaquin Phoenix) [A24]


À l’instar de l’avare démon-roi Paimon d’Hereditary (2018), ce grand Capital en question s’avère être au centre de l’intrigue d’Aster, représenté par un projet de centre de données qui évoque immédiatement Amazon, Palantir et toute la galerie de truands et de barons-voleurs du monde contemporain. L’erreur interprétative face à Eddington est donc de s’en tenir à ses pitreries et de passer à côté du réalisme conspirationniste que le film propose (pour emprunter au réalisme capitaliste de Mark Fisher) : une évocation juste d’un monde malade, dont l’inhérente violence dépasse l’entendement. À défaut d’être subtil, le film est direct : ceux qui tirent les ficelles isolent, aliènent et transforment le réel en cirque, ils concrétisent leur propre manifest destiny sous nos nez autrement préoccupés. 

Le cynisme est à son comble. Mais dans le sillage de Trump et de tout ce qui a suivi, assis devant Eddington comme devant un western de Ford ou un film d’Henry Fonda — c’est-à-dire muni d'une certaine distance historique qui rapproche la réalité de ce qu’en fait la fiction — on se dira que cette colère confuse était sans doute justifiée, voire même cathartique. Face au monde, Aster hurle, anxieux et apeuré, mais c’était aussi ça, l’Amérique des années 20. Et peut-être qu’en ce sens, il faut admettre qu’il a relevé son pari. La coqueluche de l’horreur est devenue, tout simplement, un cinéaste américain. 


Retour à la couverture de Fantasia 2025

7
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 16 juillet 2025.