Diplômée de la Fémis en 1997, réalisatrice de courts métrages et coscénariste chez François Ozon en début de carrière, Marina de Van signe avec Dans ma peau son premier long métrage. Associé au mouvement dit du « New French Extremity », il s’agit d’un film de genre éminemment personnel, profondément intime, qui traite de dépendance, de mal-être, de la discipline des corps et de ses échappatoires masochistes, soutenu par la présence entière, troublante et hypnotique de la réalisatrice dans le rôle principal. Rejetant cavalièrement le bon goût bourgeois, mêlant les codes de l’horreur à ceux de l’érotisme, livrant une performance tour à tour fiévreuse et détachée (à son image), elle en dégage une critique extrêmement lucide de l’aliénation capitaliste doublée d’une exploration fascinante des troubles psychologiques qui en découlent. Elle y aborde surtout l’automutilation et le poids du regard patriarcal d’une façon frontale, à la fois complexe, inédite et généreuse, évoquant un processus cathartique de réappropriation corporelle qui nourrit une stratégie féministe dont elle a le secret, et où son propre corps sert d’axe central, depuis Bien sous tous rapports (1996) jusqu’à Ma nudité ne sert à rien (2019).
Esther (de Van) travaille pour une boîte de marketing, asservie aux règles de la bureaucratie managériale, tandis que son copain, Vincent (Laurent Lucas) fait « un boulot de pute » pour une banque, et que son amie Sandrine (Léa Drucker) jalouse sa promotion au poste de directrice d’étude. Invitée à une fête de bureau dans un manoir de campagne, elle s’écarte un instant du groupe, puis se retrouve dans un chantier où elle se coupe accidentellement la jambe. Ce n’est que plus tard qu’elle découvrira la blessure béante qui de son membre fait jaillir une trainée de sang. Ravivée par cette découverte, qui horripile pourtant ses collègues, elle retardera sa visite à l’hôpital, provoquant les remontrances de l’urgentologue (Adrien de Van) et de son copain, pour qui le délai constitue une forme de négligence incompréhensible. Troublée par sa propre insensibilité, que soulignent à grands traits ces deux hommes, elle deviendra obsédée par le potentiel sensitif de sa blessure, qu’elle creusera davantage avec un bout de fer, pénétrant dès lors dans un monde d’auto-gratification sanguinolente qui lui permettra de fuir l’univers aliénant de la business, et de retrouver une forme d’agentivité sur son corps, au grand dam d’un entourage qui s’obstinera à ne rien comprendre de ses pulsions.
L’utilisation du split screen lors du générique d’ouverture évoque d’emblée l’idée de coupure qui servira de leitmotiv central. En juxtaposant des images urbaines nettes à des images positives, le film nous introduit à un monde légèrement décalé de la norme. La tyrannie du travail que représentent les édifices commerciaux et les lieux de transit à l’écran se retrouve alors ébréchée. Les vitres cassées qu’on aperçoit durant cette séquence en sont l’une des clés, suggérant non seulement un bris dans la façade proprette de l’édifice social, mais aussi la lacération extatique du corps docile de la protagoniste. Les fournitures de bureau qui succèdent aux plans de ville participent aussi d’un travail de préfiguration, annonçant les fonctions contradictoires de ces objets, qui relèvent, d’un côté, de l’aliénation journalière, et de l’autre, d’une libération masochiste des corps, dont le potentiel sensible en vient à transcender leur valeur fonctionnelle au sein d’une économie du « capital humain ». Or, cette idée de coupure introduit également le rejet de l’univers bourgeois effectué par la protagoniste, qui sans cesse déambule dans ses marges, flirtant avec des enclaves prolétaires où le corps occupe toujours une place centrale. Ainsi, elle délaisse le manoir du début pour un chantier de construction où elle se blesse la jambe, ainsi elle quitte son bureau pour un débarras où elle s’entaille, ainsi elle s’éclipse de la salle à manger du restaurant huppé qu’elle fréquente avec ses collègues pour une cave à vin où elle suce son sang, ainsi elle délaisse le vacarme de la mondanité, l’irritant fond sonore de bureau, la lumière clinique de la geôle institutionnelle pour la noirceur de ses racoins, et la quiétude des silences habités où résonne le déchirement volontaire de sa chair, qu’elle refuse alors de consentir à de piètres amants ou à d’impérieux patrons.
Au centre des considérations du film pour le body horror se situe un processus égoïste [1] de réappropriation scopique qui inscrit le travail de la réalisatrice dans un féminisme engagé, qui ne fait aucune concession au bon goût ou au regard masculin. Motivée par sa propre curiosité pour l’étrangeté de son corps [2], de Van met en abîme le processus d’objectification qui régit le cinéma mainstream, mais en y accolant une subjectivité troublée et une esthétique horrifique qui court-circuite la notion mulveyienne de plaisir visuel. La réalisatrice se pose ainsi en maîtresse de son image corporelle au même titre que son alter ego réclame son propre droit d’agir sur sa personne, révélant un double processus d’affirmation dont les échos nourrissent chacun des deux récits gigognes. On notera d’ailleurs que leur corps partagé devient éventuellement un matériau artistique commun, tel qu’en témoigne l’une des dernières séquences, où le retour du split screen ouvre un autre monde parallèle à Esther, qui quitte le tumulte d’un hypermarché pour un atelier improvisé où les couteaux et les caméras constituent autant d’outils servant à travailler la peau et à immortaliser ses meurtrissures.
[Lazennec et Associés; Canal+]
Confrontée initialement à l’« insensibilité » perçue quant à la lenteur de sa réaction face à sa blessure, Esther en vient à se questionner quant à l’aliénation qu’elle ressent par rapport à son propre corps. « Vous êtes sûre que c’est votre jambe ? », demande l’urgentologue sur un ton blagueur, lequel contraste et complémente l’incompréhension accablante que démontre Vincent dans la scène suivante. On la voit ensuite s’ausculter dans la baignoire, tirer les plis de chair entourant son ventre, dans un plan qui évoque la curiosité mentionnée par la réalisatrice. Initié par le poids du regard d’autrui, par les poncifs d’une forme de self-care qui s’inscrit dans le culte de l’image, dans la discipline des corps et les impératifs du désir masculin, ce raisonnement la conduit à une forme d’épanouissement personnel qui passe par l’exploration des potentialités expressives « interdites » de ce corps. C’est le cas du panoramique dans la douche chez Sandrine, où la caméra balaie le corps d’Esther jusqu’à découvrir sa jambe ensanglantée, dans un pied de nez aux tactiques voyeuristes du cinéma d’horreur mainstream ; c’est le cas de la scène où elle retire son pansement pour découvrir sa chair ravinée, utilisant la plastique répulsive propre au genre afin de repenser les fonctions esthétiques traditionnelles de la fémininité. Ce processus s’inscrit d’ailleurs dans une critique de l’économie bourgeoise des corps amorcée dès le premier court métrage de de Van, Bien sous tous rapports, où elle interprétait une jeune femme dont la famille lui enseignait comment bien faire une fellation ; processus qui se poursuit jusque dans son dernier long métrage, Ma nudité ne sert à rien, où l’inutilité du titre réfère à la valeur d’échange du corps féminin dans ses rapports amoureux, et où la réalisatrice se réapproprie la potentiel expressif de cette nudité en l’étalant de manière ostentatoire.
Il incombe finalement de relever l’intérêt de l’autoérotisme et des pulsions autophages de l’héroïne dans la logique émancipatrice du film, à savoir qu’il s’agit à la fois d’une solution à la froide incurie d’un copain inepte et d’une réappropriation des droits que s’attribuent les hommes sur son corps. Qu’il s’agisse des doigts fouisseurs qu’utilise Vincent pour sonder Esther ou des bras insistants de ses collègues, qui l’attrapent et la tirent vers la piscine, les membres masculins se font ici le vecteur d’une iconographie de l’abus que résout la réalisatrice dans une scène érotique mémorable où elle se dévore la peau, où son corps se suffit parfaitement à lui-même. Le dispositif est brillant : suivant une séquence hallucinante au restaurant, où elle voit son enveloppe physique lui échapper lors d’un souper d’affaires particulièrement ardu avec des clients pédants, où le montage cacophonique des bruits de coutellerie et de mastication lui impose l’urgence d’un désir cannibale spontané, elle aperçoit l’enseigne d’un hôtel voisin, où elle finit par se rendre en catimini pour céder à ses pulsions. L’iconographie connotée de l’aventure extra-conjugale sert alors de double échappatoire : à l’aliénation du couple et à l’aliénation professionnelle, au double assujettissement d’un corps dont elle retrouve, pour elle-même, toute la saveur.
[1] La notion d’égoïsme n’est pas péjorative ici, mais réfère aux essais théoriques de Germaine Dulac, qui voyait dans le cinéma expérimental un geste de nature égoïste, pour ne pas dire subjectif.
[2] Stephen Sarrazin, « MARINA DE VAN — Réalisatrice de Dans ma peau » (entretien), Objectif cinéma (juillet 2003), https://www.objectif-cinema.com/interviews/261.php (page consultée le 18 juin 2024).
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