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Dune (1984)
David Lynch

Le mal-aimé à redécouvrir

Par Claire Valade

Mal aimé tant par David Lynch, son réalisateur, que par une bonne partie de la critique, sans oublier plusieurs amoureux·euses du roman original de Frank Herbert, Dune (1984) est une œuvre que beaucoup considèrent comme ratée, même de nos jours. C’est bien connu, le réalisateur a complètement renié son film après l’avoir vu asservi et charcuté par son puissant producteur, Dino De Laurentiis — à un point tel qu’il en existe une version télévisuelle étirée (1986) circulant encore aujourd’hui, et dont la réalisation est attribuée à Alan Smithee, ce fantôme hollywoodien qui a récupéré entre 1955 et 2000 l’attribution des œuvres de cinéastes mécontents du produit final de leur travail. Et ce rejet aussi catégorique de Lynch continue de teinter la perception du film par le grand public. Pourtant, s’il est loin d’être parfait, et s’il est de bien des façons un pur produit des années 1980, il reste que Dune est totalement et fondamentalement, une œuvre de David Lynch. Il y est reconnaissable dès la première image et sa marque y reste imprimée jusqu’à la dernière parole prononcée.

J’ai vu Dune en salle la fin de semaine de sa sortie à Montréal, à quelques jours de mes 17 ans, en décembre 1984. Le film était très attendu. Amatrice indéfectible de la série complète de Herbert, je brûlais d’impatience de découvrir la version qu’en tirerait le brillant et singulier cinéaste d’Elephant Man (1980). Grand cas avait été fait dans la presse et les émissions à potins de la participation du chanteur Sting dans le rôle de Feyd Rautha et d’une scène où il apparaissait pratiquement nu, vêtu d’une sorte de cache-sexe en forme d’ailerons en cuir gris-bleu. Mais sans l’immédiateté des réseaux sociaux actuels qui révèlent tout d’une production des semaines, voire des mois avant son dévoilement public, peu d’éléments tangibles avaient émergé à propos de celle-ci au-delà de quelques images intrigantes et d’une bande-annonce relativement nébuleuse pour qui n’avait jamais lu le roman. Quelques rumeurs avaient circulé, faisant entendre que le tournage n’avait pas été de tout repos et que l’entente entre le réalisateur et son mégalomane de producteur n’avait pas vraiment été au beau fixe. Mais comment donner quelque crédit que ce soit à des rumeurs tant qu’on n’a pas vu le produit fini ? C’était donc sans attente particulière que je me suis présentée au Cinéma Palace (fermé depuis 2000) sur la rue Sainte-Catherine, pour découvrir le film au milieu d’une salle remplie à craquer. J’en ai émergé avec quelques réserves, mais surtout un sentiment d’avoir voyagé hors du monde et de m’être amusée. Je me souviens que, autour de moi, les sentiments semblaient plutôt partagés, mais généralement parcourus d’une grande confusion et d’une grosse déception. Avait-on visionné le même film ?

J’ai revu Dune à plusieurs reprises au fil des ans, dans des contextes divers, y compris juste avant d’écrire ce texte, et curieusement, même si, plus jeune, je m’étais mise à douter de moi-même et de ma première impression tant le film avait reçu de mauvaises réactions, je n’ai jamais vraiment changé d’idée à son sujet. Non seulement ça, mais à chaque nouveau visionnement, je me suis surprise à l’aimer toujours davantage. C’est parce que j’y vois toujours un peu plus la marque indélébile et inimitable de Lynch. En fait, dès la scène d’ouverture, avec ce très gros plan des yeux verts d’Irulan (Virginia Madsen), suivi d’un zoom arrière révélant son visage et ses accoutrements de princesse impériale sur fond de cosmos parsemé d’étoiles bleutées, le tout baigné d’une musique solennelle et inquiétante, il est clair que nous venons de pénétrer dans un univers régi par des tropes lynchéens mis à profit afin de décortiquer le roman touffu et énigmatique de Frank Herbert pour les publics non avertis. Tout au long de cette ouverture étrange et fascinante, le débit de Virginia Madsen est lent, articulé, vaguement hypnotique, comme si elle énonçait un enchantement plutôt qu’une mise en contexte. À deux ou trois reprises, son visage se fond dans le cosmos puis réapparaît, comme une respiration très lente. Cette ouverture expositoire sert non seulement à établir les enjeux et à clarifier la prémisse du récit, mais aussi à évoquer le rôle d’Irulan dans les livres, soit celui d’historienne impériale, de gardienne du récit et des faits. Visuellement et narrativement, tout fait immédiatement penser au cinéma de Lynch, dont il ne s’agissait que du troisième long métrage, il faut bien le rappeler.

Ce choix de ne pas plonger immédiatement dans le cœur du sujet, de ne pas aller rejoindre d’entrée de jeu Paul Atreides et sa famille est aussi très lynchéen. L’atmosphère, les enjeux, la confirmation que tout n’est pas clair dans cet endroit pétri de conflits connus et dissimulés, de secrets et de manipulations, priment pour que le public comprenne bien les règles guidant ce monde corrompu. La suite est à l’avenant, avec la présentation informatique des quatre planètes au centre du récit — Arrakis/Dune, Caladan, la planète-mère des Atreides, Giedi Prime, celle de leurs ennemis mortels les Harkonnen, et Kaitain, la planète impériale — qui évoque l’apprentissage politique de Paul, puis la visite du navigateur de la Guilde auprès du Padishah empereur Shaddam IV dans sa capitale, l’introduction des Bene Gesserit et des manigances de leur ordre en coulisses, puis enfin l’introduction de Paul et de son entourage immédiat de mentors et de protecteurs. Tout cet enchaînement de scènes est porté par de multiples voix off qui s’enchevêtrent, comme dans le roman de Herbert (la révérende mère Mohiam, Irulan, Paul, le mentat Thufir Hawat, un peu plus tard Lady Jessica, la mère de Paul, elle-même une Bene Gesserit). Si plusieurs, à la sortie du film et au fil des ans, ont reproché à Lynch cette reproduction fidèle de cet aspect du roman parce qu’il semble alourdir et compliquer le propos, je ne suis pas du même avis. C’est un choix très calculé de la part du cinéaste, non seulement pour traduire la complexité de l’œuvre originale, mais aussi pour évoquer clairement cette complexité tout en assurant un suivi des enjeux divergents concernant chacun des personnages. Ces voix off ne sont pas difficiles à suivre, contrairement à l’opinion populaire ; il suffit de porter attention au déroulement du récit, les voix sont parfaitement identifiables. Chaque élément de Dune est lourd de sens dans le déploiement des enjeux plus globaux du récit, et Lynch en est soucieux ; il est méticuleux, précis, malgré le chaos qui menace sans cesse d’emporter le fil narratif.



:: Irulan (Virginia Madsen)


[Dino De Laurentiis]

Dune est une œuvre réputée difficile à adapter en raison de sa densité et de la multiplicité de ses lectures possibles — politique, environnementale, philosophique, tragique, etc. David Lynch en était parfaitement conscient. Mais avec les millions de dollars engagés dans une telle entreprise par un producteur pour qui un succès retentissant au box-office était essentiel, il importait aussi de rendre le film le plus accessible possible, sans compter que les centaines de milliers d’amateur·trice·s du roman voudraient aussi trouver satisfaction dans la concrétisation de ce monde jusqu’alors seulement imaginé. Tâche considérable, s’il en était une, et possiblement inatteignable. Et c’est sur ce plan que le bât blesse, Lynch ayant choisi de contourner le principal problème narratif (la raison hyper complexe pour laquelle la Maison Atreides était devenue une menace à éliminer pour l’empire) en inventant une arme sonore insolite développée par les Atreides, et crainte par l’empereur et d’autres Maisons Nobles. On peut présumer qu’il s’est inspiré en partie de la technique de la Voix, cette manipulation des modulations vocales par les Bene Gesserit qui leur donne le pouvoir de soumettre des individus à leur volonté. Pourtant, si la Voix peut permettre de paralyser brièvement, elle ne permet pas de faire exploser le roc… Ça, c’est entièrement l’invention de Lynch, et il faut avouer que c’est un choix de dispositif narratif très curieux considérant toute la richesse des romans, qui auraient pu fournir d’autres options plus plausibles et plus simples. C’est possiblement le choix le plus controversé du film et celui qui agace le plus les cinéphiles (moi y compris) depuis sa sortie initiale, en plus de l’ombre homophobe qui plane au-dessus de la caractérisation du Baron Harkonnen et de la finale (deux aspects dont je ne suis pas très friande moi non plus) dans laquelle Paul, devenu Messie des Fremens, réussit par un tour de passe-passe inexpliqué à faire pleuvoir sur Arrakis où il ne pleut jamais. Bien qu’il s’agisse aussi d’un élément partiellement inspiré de la série de romans (dans le quatrième tome, Leto II, fils de Paul et empereur-dieu d’Arrakis, parvient effectivement à attirer la pluie, mais uniquement après des millénaires passés à terraformer la planète désertique), il reste que cette fin positive semble plaquée et peu justifiée par l’intrigue ou par les capacités, même surhumaines, de Paul.

Possiblement influencé·e·s par ces déviations majeures du roman original, plusieurs considèrent aussi que Lynch s’est montré généralement très infidèle aux aspects décrits par Herbert. Par exemple, le fameux « distille », le stillsuit des Fremens, qui n’est pas doté de capuchon, a porté de nombreuses personnes à crier au scandale. Personnellement, je crois au contraire que le réalisateur a parfaitement compris l’ambiance et l’esprit du roman et, s’il a fait certains choix souvent justifiables en fonction de la durée du film et de son intelligibilité, il en va de même pour certains compromis visant à favoriser la lisibilité du film (par exemple, en cachant pratiquement toute la tête des Fremens avec leur distille complet, comme l’aurait voulu le roman, on aurait pu perdre en identification aux personnages, ce qui aurait sans doute fortement déplu à De Laurentiis, c’est évident). Mais, contrairement aux deux séries télévisuelles Dune (2000) et Children of Dune (2003), dont la direction artistique et les costumes semblent s’inspirer de cultures qui n’ont pratiquement aucune trace dans les romans, Lynch en a parfaitement compris les références ethniques et culturelles. C’est aussi le cas des personnages eux-mêmes et de ce qui les anime. Le Baron Harkonnen est décrit comme étant rongé par une maladie purulente et consumé par une haine absolue des Atreides, ce qui est reflété brillamment tant dans le physique du personnage que dans l’interprétation déjantée de Kenneth McMillan. Lynch ne craint pas la démesure et l’étrange, et son interprétation de l’esprit de Dune le rend parfaitement.

Si ces éléments en particulier, en plus des multiples voix off et de la relative opacité du récit et de l’approche lynchéenne, ont le plus contribué à la mauvaise réputation du film, de nouvelles appréciations ont heureusement pu surgir récemment. Pour ma part, comme je le mentionnais d’entrée de jeu, j’ai toujours eu un faible pour ce film en raison de sa signature auteuriste. J’ai toujours affirmé que c’était possiblement un meilleur film de David Lynch qu’une adaptation pleinement réussie de Dune. Le nombre de très gros plans d’yeux et de bouches, le côté hyper stylisé des personnages et des décors, le fait que le réalisateur embrasse totalement l’enchevêtrement des pensées caractéristiques de l’écriture de Frank Herbert, les superpositions visuelles, les rêves et les visions énigmatiques, l’attrait pour une symbolique appuyée, le respect de la chronologie du récit étirée sur plusieurs années nécessaires à justifier l’évolution des personnages et de leurs quêtes, l’incarnation réussie des vers géants, l’instinct extraordinaire du cinéaste pour la distribution (à l’exception de Kyle MacLachlan, excellent dans la peau de Paul, mais beaucoup trop vieux pour le rôle [1]), et tant d’autres choses encore. Et ce que Denis Villeneuve a filmé avec son habituelle réserve et une certaine froideur intellectuelle, David Lynch l’a plutôt abordé avec mysticisme, émotion, enthousiasme et débordement communicatifs. Voilà une panoplie d’éléments qui continuent à rendre agréable l’expérience de son Dune et —pour qui parvient à faire abstraction de ses défauts, de la musique démodée du groupe Toto et de certains de ses effets spéciaux vieillis — à motiver la curiosité d’y revenir pour l’explorer de nouveau.

 


[1] Heureusement, Lynch lui est resté fidèle dans d’autres œuvres — Blue Velvet (1986), Twin Peaks (1990-1991, 2017) — où sa présence vaguement goody two shoes créait exactement l’impression voulue.

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Critique publiée le 26 mai 2025.