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Mary Jane's Not a Virgin Anymore (1996)
Sarah Jacobson

Ce cinéma pour toujours

Par Louise Bertin

Il y a des films qu’on aurait aimé avoir vus plus jeune, avec lesquels on aurait aimé grandir. Est-ce une illusion rétrospective, ou bien une foi aveugle dans la puissance du cinéma que de penser que sa vie aurait été différente si on avait découvert tel ou tel film à 16 ou 18 ans ? Sans aller jusqu’à changer mon existence (et encore, qui sait ?), je peux facilement imaginer l’effet salutaire qu’aurait eu sur mon moi adolescent Mary Jane’s Not a Virgin Anymore de Sarah Jacobson. Ça peut ressembler à ça, un film sur la découverte de la sexualité. Ça n’a pas besoin d’être rempli de blagues potaches, de regards masculins ou de valoriser la violence émotionnelle et sexuelle. Ça peut embrasser totalement la perspective d’une jeune fille drôle et révoltée, présenter de nouvelles manières d’aimer, ou de dénoncer le fossé entre les récits auxquels nous avons tous·tes été bibéronné·e·s et l’expérience du réel. Ça peut être absolument génial et brillant.

L’annonce fracassante du titre se réalise sur une couverture, dans l’herbe. Mary Jane est en train de perdre sa virginité avec Steve, jeune homme maladroit dont la subtilité des mouvements mécaniques n’a d’égal que celle du conseil qu’il lui assène : « Si tu étais détendue, ça ne serait pas si terrible. » Mary Jane, manifestement mal à l’aise, interrompt le rapport et part se consoler dans une fête organisée au cinéma où elle travaille. Rejouant le cliché hollywoodien de la découverte champêtre et langoureuse des premiers ébats, Jacobson le détourne ici pour mettre en avant l’inconfort et l’absurdité de l’injonction au plaisir. Le plan large surplombant les corps allongés montre avec distance ce malaise, accentué par le décor autour, puisque les deux jeunes gens sont en fait… dans un cimetière. Tout le film sera à l’image de ces premiers plans : se moquant des représentations consensuelles des comédies populaires des années 90, la cinéaste réalise un film à l’esthétique bricolée, et devient ainsi la représentante d’une culture punk féministe engagée et salvatrice. Bien décidée à ne pas subir une vie sexuelle qui ne la comble pas, l’héroïne de son film décide d’agir, et de recueillir des témoignages sur la fameuse « première fois », pour mieux comprendre ce qui s’y joue. Elle se prescrit aussi un remède aux peines de cœur et aux déceptions physiques que l’on ne peut qu’encourager : voir tous les films du monde. Mené par la géniale Lisa Gerstein dans le rôle-titre, le film explore en même temps, dans un entrelacement réjouissant et subtil, la découverte de la sexualité d’une jeune femme et la vie d’un cinéma de quartier.

Déclaration d’amour à la salle indépendante, Mary Jane's Not a Virgin Anymore en fait le décor actif de la découverte de soi. Du sous-sol au toit en passant par l'accueil et la salle, le film crée une cartographie du passage à l’âge adulte, où chaque pièce est le théâtre de discussions décisives pour la jeune héroïne. Au comptoir, entre deux séances, elle discute avec Grace (Marny Snyder Spoons), une collègue plus âgée qui lui raconte avoir été violée à 15 ans, mais ne considère pas cet acte comme la perte de sa virginité. Avec une évidence confondante, elle explique à Mary Jane l’importance du consentement : les actes sexuels ne se comptent que si on dit oui. Les sous-entendus, limpides mais jamais didactiques, transparaissent dans des dialogues simples et dans le ton déconcertant de naturel des interprètes. Si on ne dit pas oui, alors il s’agit avant tout de violence, et il n’y a aucune raison d’accepter tout autre discours. C’est à la fois direct et infiniment subtil, et en voyant cet échange, on ne peut que s’interroger sur l’ampleur du silence autour de ces questions. Est-ce que j’ai déjà entendu ces mots dans d’autres films ? Est-ce que j’ai tout simplement déjà entendu deux femmes parler librement de leurs expériences, sans que leur statut de victime ne provoque un déferlement de clichés psychologisants et rassurants pour l’ordre établi ? Ici, la colère cohabite avec l’espoir — « It gets better », nous dit Grace —, et si le découragement peut advenir, il n’est jamais synonyme de passivité. Là où la culture hétéropatriarcale s’amuse à flouter les frontières du consentement et à présenter la virginité féminine comme un territoire à conquérir, Jacobson remet le monde à l’endroit. Les bras croisés sur le comptoir du cinéma, le regard dans le vide, Mary Jane réalise l’ampleur du monde qui s’ouvre à elle. À tous les étages du bâtiment, elle aborde ainsi les sujets qui la taraudent avec ses ami·e·s et collègues, de la bisexualité à la masturbation. Les conversations à deux sont presque systématiquement filmées en plan fixe, face aux protagonistes assis l’un à côté de l’autre. Elles sont parfois sérieuses, drôles, étonnantes. Refermant le cercle, la caméra nous place autour de la table, non pas en observateur·ice lointain·e, mais en partenaire dialoguant avec les personnages. Au-delà de la déconstruction des mythes qui jalonnent l’histoire culturelle et sexuelle (la féminité, la virginité), la mise en scène de Jacobson s’attache à la création d’un espace intime puissant, celui d’une adelphité complice et solidaire.
 


:: Lisa Gerstein (Mary Jane) [AGFA]

L’apprentissage de la sexualité est pour Mary Jane concomitant avec celui du cinéma. Armée de son caméscope, elle interroge et filme les personnes autour d’elle. Jacobson reproduit ce geste de témoignage, créant et partageant un contre-récit polyphonique résolument punk et féministe. S’il y a des films qu’on aurait aimé avoir vus plus jeune, il y a aussi une constante intemporelle : il n’est jamais trop tard pour grandir avec ceux de Sarah Jacobson.

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Critique publiée le 20 mai 2025.