DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Preparations for a Miracle (2024)
Tobias Nölle

Les robots et l'empire

Par Olivier Thibodeau

Ce qui ressort le plus de cette proposition hydride, où la puissance d’évocation des images compense pour un certain flou narratif, c’est l’étrange affinité qu’elle souligne entre le cinéma documentaire et la science-fiction. De prime abord, on croirait qu’il s’agit là de deux genres antithétiques, l’un s’intéressant au réel, l’autre à quelque projection fantasmatique. La vérité, c’est qu’on utilise toujours la science-fiction pour parler du présent, et qu’en l’occurrence le présent ressemble de plus en plus aux dystopies romanesques. C’est le cas ici, dans une Allemagne contemporaine où les forces de résistance paysannes et environnementalistes s’opposent aux soldats casqués et aux machines dantesques de l’Empire dans la bataille pour le hameau de Lützerath, menacé de destruction par RWE AG, la compagnie la plus polluante d’Europe, qui convoite les ressources charbonnières du sous-sol pour répondre aux besoins énergétiques d’une nation inféodée, pour ses combustibles, aux oligarques russes.

La protagoniste du récit est une androïde provenant d’un futur où l’humanité n’est plus, et où seules les machines subsistent, libérées du joug de leurs « créateurs », mais dépourvues du dessein que ceux-ci avaient imaginé pour elles. Son but est d’enregistrer la voix du « roi des humains », qui seule contient les vérités nécessaires pour éclairer l’avenir, sollicitant dans sa quête l’aide de différentes machines industrielles, avec qui elle discute comme avec des compatriotes asservis. Cette droïde/druide (le jeu de mots, fréquemment réitéré, ouvre un monde foisonnant de parentés symboliques) constitue d’emblée pour nous le point d’ancrage central dans la diégèse. Nous apercevons constamment les pieds du personnage, assis à quelque endroit d’où l’objectif épouse son point de vue. Elle en vient ainsi à représenter une sorte d’idéal documentaire, celui de l’observatrice candide qui aborde les images d’une perspective vierge, presque décontextualisée, s’émerveillant de découvrir les « gens de la forêt», qui se construisent des villages perchés pour bloquer l’avancée des abatteuses-façonneuses, puis soucieuse de la contre-attaque menée par un détachement policier violent supporté par son lot de machines.

La candeur de cette vision s’inscrit dans les velléités d’une sorte de fable révolutionnaire grand public à la Star Wars (1977) (on se souviendra de la lutte menée par les Ewoks sur Endor, contre des armées de « gendarmes » flanqués de leurs « véhicules tout-terrain »). Or, cela tend, pour le meilleur et pour le pire, à priver les événements de Lützerath de leur spécificité, à troquer le potentiel didactique d’un exposé synthétique au profit d’une vision partielle d’où ressort un récit manichéen aux ramifications universelles, le poids de la culpabilité étatique et corporative ressortant ainsi d’un constat innocent, à savoir le simple témoignage de la violence déployée contre des populations pacifiques. La puissance du film tient donc d’une sorte de récupération politique des images de nos plus sombres récits d’anticipation, celles de champs dévastés et d’édifices détruits par les pelles mécaniques, d’oppressants projecteurs et d’armées immuables de soldats flegmatiques, vociférant dans des mégaphones à l’intention de personnes fragilisées. La dystopie, c’est aujourd’hui, semble nous dire Nölle, profitant de l’affect créé par l’assimilation des images de répression fictionnelle et de répression réelle.

Loin de simplement représenter l’idéal du candid eye, le regard naïf posé par la protagoniste sur le monde n’en équivaut pas moins à une forme de subjectivité, une subjectivité assumée pourrait-on dire, dont le militantisme spontané permet non seulement de rappeler le parti pris des auteurs en faveur de l’activisme environnemental, mais aussi de développer une perspective singulière sur le rôle des machines dans l’ordre mondial actuel, où leur «élégance», et le génie de leur design, est asservie à une fonction répressive. Selon l’héroïne, les machines à l’écran sont les « esclaves mécaniques » des puissants, qui les emprisonnent dans des cubes de plexiglas ou dans des enclos, ne les sortant que pour combattre les ennemis du pouvoir, pour détruire leurs abris de fortune et pour arracher des arbres, pour faire tomber des églises et pour excaver du minerai à vitesse grand V.



[Flare Film Gmbh]


Le spectacle est doublement choquant : non seulement l’utilisation des machines permet-elle d’accélérer et d’anonymiser les actions délétères commises par nos états corporatistes, pour qui la destruction des lieux de culte, la profanation des tombes et les violences antiprogressistes constituent une forme de progrès, mais l’humanisation diégétique de ces machines permet de voir comment la beauté de leurs gestes est corrompue par la mentalité capitaliste. C’est le cas de Gordon, l’abatteuse-façonneuse qui, laissée à elle-même (dans une scène astucieuse où elle semble se mouvoir par elle-même) effectue de gracieux mouvements avec sa tête, que ses maîtres utilisent autrement pour son seul pouvoir destructeur. Le processus est peut-être encore plus probant auprès de Bagger 258, l’excavatrice à godets géante aperçue dans Anthropocène (2018), la « plus puissante des machines asservies » qui, pour l’occasion, troque son rôle de monstre cyclopéen pour celui de titan enchaîné, forcé de travailler jusqu’à l’épuisement. C’est ce que nous constatons à l’occasion d’un saisissant plan de drone (équivalent au « vol » de la narratrice) où l’objectif ausculte longuement son châssis grinçant, agité de pénibles tressaillements comme il le ferait avec le corps d’un esclave. La servitude des machines est le propre d’un système totalitaire, semble nous dire Nölle, qui pourvoit un contre-exemple dans « l’interaction équilibrée » entre Eckardt Heukamp, « le dernier des paysans » opposé à la destruction de Lützerath, et ses propres machines agricoles, soulignant de nouveau le clivage entre les forces environnementalistes et les forces de l’industrie.

Le spectre d’Anthropocène a beau planer sur le film, Preparations for a Miracle troque l’humour satirique de ce dernier pour un sérieux cérémoniel qui sied à son métarécit d’asservissement généralisé, musique dramatique à la clef. La présence d’un robot au cœur de la réalité contemporaine sert donc moins d’expérimentation narrative que d’un impératif à poser sur le monde un regard frais, un regard qui ne serait pas préconditionné par des intérêts égoïstes, et à développer une moralité issue non pas de commentateurs politiques, mais de l’observation empirique des faits. Or, les faits sont les suivants : d’un côté, l’avancée inexorable d’intérêts industriels anthropophages défendus par des armées d’État asservies à la logique capitaliste, et de l’autre, l’impuissance de groupuscules manifestants altruistes, mais esseulés, à endiguer cette avancée. C’est la vérité que nous voyons à l’écran, et que l’enrobage métaphorique ne sert finalement qu’à souligner, incluant les allusions à l’assujettissement des machines et au peuple endormi à l’intérieur du train qui, à l’instar des zombies de Romero, demeure joyeusement ignorant des âpres luttes qui se jouent pour le contrôle de leur planète…

 

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Critique publiée le 21 novembre 2024.