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Salle des profs, La (2023)
Ilker Çatak

La Microsociété

Par Anne Marie Piette

La Salle des profs est le troisième long métrage du cinéaste et producteur allemand İlker Çatak (co-fondateur de la société de production 24LiesPerSecond) dont le travail restait encore peu connu avant que ce film le propulse sur la scène internationale, après avoir été présenté à la 73e Berlinale. Il met en vedette Leonie Benesch, vue chez Michael Haneke (Le ruban blanc, 2009), mais aussi Eva Löbau, mémorable en anti-héroïne ostracisée dans The Forest for the Trees (Maren Ade, 2003). D’ailleurs, pour quiconque a vu ce dernier titre, il y a un rapprochement à faire avec le film de Çatak. D'une œuvre à l'autre, on retrouve une institutrice bienveillante se voyant rejetée, calomniée, subissant l’humiliation et les stratagèmes que lui réservent ses confrères, ses élèves, ainsi que son entourage immédiat. Mais là où Benesch incarne une pédagogue investie et équilibrée dont les idéaux sont mis au défi dans une situation qui viendra conséquemment perturber ses relations sociales, Löbau, marquante dans les deux films, évolue, quant à elle, de la mésadaptée sociale et victime avérée (ce que personne ne remet en question) à un rôle l’amenant dans une posture d'auto-victimisation alors qu’elle est soupçonnée de méfaits et qu'on a des raisons de croire qu'elle est coupable. Une modulation particulièrement savoureuse dès lors qu'on connaît l'intérêt que porte Çatak aux dynamiques de groupe, aux préjugés et aux fausses accusations, réalités que l'on retrouve dans toute structure sociale et qui constituent les enjeux principaux de La Salle des profs.

Le contexte scolaire sert de terrain de jeu idéal pour instituer la nature parodique du sujet et mettre en exergue les dérapages possibles des relations de pouvoir qu’on retrouve dans toute forme de vie communautaire. Ici, le corps enseignant représente l’autorité alors que les étudiants sont au diapason du peuple, jusqu’à former une microsociété. C’est dans ce contexte qu’une certaine rectitude politique remarquée chez Nowak se confronte aux volontés de la masse majoritaire de ses collègues et élèves, que bourreaux et victimes s’interchangent et que la solidarité est écrasée par la déraison ambiante. Au reste, La Salle des profs joue, tout du long, entre deux registres, celui de la satire et du réalisme social, et cette coexistence indécise forme sous nos yeux une étrange colocation. Intranquillité de ton, qui d’abord intrigue, puis ennuie, comme une promesse qui ne vient jamais.

Çatak institue sans préambule le contexte de son propos. Dès les premières images, il est question de vols répétés dans la salle des professeurs d’un collège, situation menant à la suspicion d’élèves ciblés. Une politique d’intimidation s’installe et certains profs invitent les élèves à la délation. Carla Nowak (Benesch) est la nouvelle prof de mathématiques de l'établissement. Son tempérament magnanime l’incite à prendre le parti de ses étudiant·e·s et à mener sa propre enquête. Son investigation, illégale en elle-même puisqu’elle implique de filmer ses collègues à leur insu, fournit un indice de départ que le spectateur voudrait d’abord prendre pour des faits : la culpabilité de Mme Kuhn (Löbau), employée du secrétariat adjacent à la salle des professeurs, mais n'apporte en fait aucune certitude, et une probabilité d'erreur demeure...

La Salle des profs nous convie à une critique sur les apparences trompeuses et cette propension qu’ont les sociétés à créer, face à l’incertitude, des boucs émissaires sur mesure. De ce fait, la réparation du tort devient rapidement un objectif secondaire au film dont on ne cherche plus à saisir les ressorts, pas plus qu’on ne cherche à découvrir l’identité de la personne fautive, car l'irruption du mal dans le groupe évacue tout potentiel de réflexion morale dès qu’il touche à cette trop haute charge émotionnelle ou idéologique qui pousse les gens à produire un coupable symbolique pour expier les fautes de l’ensemble. La machination s’imbrique alors, se met en branle, comme dans un enchaînement de Rubik's Cube, objet cultissime des années 1970, qui a une place spéciale dans le film. Au final, le groupe s'intéresse peu à la justice sociale, du moment qu’il détient un coupable vulnérable — et ce, qu’il soit monoparental, minorité visible ou woke zélé, comme le sont les différents types de boucs émissaires du film.


:: Leonie Benesch (Carla Nowak) [if...Productions]

Çatak sait raconter son histoire avec aplomb, dans une immédiateté d’action. Il utilise pour ce faire une caméra majoritairement portée, en mode huis clos à quelques scènes près, soutenue par le choix du format 4:3, utilisé ici pour évoquer l’étroitesse (d’esprit, d’espace) qui caractérise les lieux et accentuer la tension encourue par les protagonistes. Malgré un rythme soutenu et les surprises qui s’enchaînent, comme cette scène représentative, devenue image clé du film, où l’institutrice invite ses étudiants à entamer avec elle une thérapie primale en début de cours — car, selon Çatak, c’est dans les moments de stress que le caractère d'une personne se révèle —, quelque chose de formaté ressort de l'expérience. De l’absurde de la situation n’aboutit rien d’extraordinaire. Dans cette structure aliénante qui caractérise le film, il n’existe aucune ou si peu d’ironie mordante, et ce n’est pas faute d’essayer. L’acidité du propos n’est jamais corrosive et son côté grotesque penche rarement du côté de cette satire qu’on attend, à cette différence que Çatak met en place des éléments volontairement stéréotypés cherchant à parodier une certaine réalité aberrante : par exemple, les jeunes absolument sournois du journal scolaire, représentants d’une certaine presse avide de sensationnalisme, dont le jeu amplifié pourrait facilement trouver sa place dans une sitcom. Ce ton parodique vient contraster avec la franche bonhomie de Nowak, au jeu rigoureux et dramatique. Pas étonnant qu’on s'attende à ce que quelque chose dégénère dans un sarcasme révolté, là où tout reste sagement aligné. Le plus flagrant mouvement de passion du film étant cette fameuse scène de cri primal, qui inhibe voire annule toute forme de disjonction plus générale de ses personnages dans leurs propos ou leurs actions.

Le personnage de Nowak n’existe qu’au travail, ce qu’elle peut vivre en privé reste inaccessible au spectateur. C’est un choix de mise en scène légitime pour rester dans le vif du sujet et représenter l'oppression continuelle que peut vivre la prof en question. Pourtant, le film aurait gagné en densité à nous montrer davantage sur les personnages et ce qu'ils représentent dans un cadre personnel. Se trouvent-t-ils dans la même conjoncture dans la sphère privée ? Parviennent-ils à maîtriser leur trop-plein de pression? Quelle est leur part de pouvoir ou de vulnérabilité en dehors de la zone de tension que représente l’école? Je me suis également questionnée sur l’idée ambitieuse de Çatak d’assimiler la société à la classe, le peuple aux enfants, à l’aide de cette mise à l’échelle. Ne s’enraye-t-il pas, en misant gros (et vers la fin presque uniquement) sur la jeunesse, à titre de preuve finale de la haine gangrénante que provoque cette dynamique de recherche de coupable? Jeunesse qui, par ailleurs, fera la démonstration d’une certaine intégrité dans son entêtement à défendre ses intérêts au-dessus d’une quelconque justice morale et sociale, par exemple. Faire jouer des enfants dans un drame est toujours un défi. J’ai pensé à plusieurs autres films traitant de sujets connexes, de souffre-douleur, qu’ils soient étudiants ou maîtres d’école, mettant également en scène des enfants, comme Después de Lucía, du cinéaste mexicain Michel Franco, (2012), ou encore Les risques du métier (1967), drame d’André Cayatte avec Jacques Brel. Outre le cadre scolaire, le recoupement de ces œuvres avec La Salle des profs, se trouve dans le désabusement qu’éprouvent tout un chacun, mais contrairement à ces derniers titres, les jeunes chez Çatak ne parviennent pas à amener le film dans un axe cohérent du simple fait que leur jeu balance entre caricature (les jeunes du journal scolaire) et réalisme social dardénien (le personnage d’Oskar qui, dans un clin d’œil au Jeune Ahmed [2019] change drastiquement de comportement). On peut en dire autant de la distribution adulte, qui inclut des collègues plus stéréotypés les uns que les autres et dont le jeu contraste avec la performance authentique et captivante de Leonie Benesch, inspirée pour sa part de l’instituteur atypique interprété par François Bégaudeau dans Entre les murs de Laurent Cantet (2008), et qui incarne beaucoup plus subtilement cette dualité morale-immorale — un aspect sous-entendu intéressant de son personnage, mais qui n’est malheureusement ni assez explicité ni assez exploité.

Malgré la maîtrise formelle du cinéaste, ainsi que certaines images puissantes et lucides — je pense au plan de la fin qui sauve un peu les meubles, rare moment au pouvoir d’évocation implicite nous décrochant un sourire complice — La Salle des profs se campe dans un cinéma bien-pensant dont le résultat reste plus ou moins convenu, enclin à faire avancer la mentalité des gens, mais je crois que l’objectif du cinéaste était d’aller plus loin et de bousculer davantage. Un potentiel qu’il n’est pas tout à fait parvenu à exploiter. Le film déçoit non pas car il est trop sage, mais plutôt en se positionnant sur une corde raide aguicheuse, continuellement sur le bord d’adresser son propos avec mordant, pour finalement raser les murs… du collège.

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Critique publiée le 4 avril 2024.