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Disco Boy (2024)
Giacomo Abbruzzese

La fête est finie

Par Louise Bertin

Qui peut s’autoriser à rêver, et à quel prix ? Premier long métrage du réalisateur italien Giacomo Abbruzzese, Disco Boy nous raconte les histoires d’abord parallèles puis entrecroisées de deux hommes en proie à la violence de guerres qu’ils n’ont pas choisies. De la Biélorussie, Aleksei (Franz Rogowski) tente de rejoindre la France et s'enrôle dans la Légion étrangère pour obtenir un passeport français. À des milliers de kilomètres de là, dans le Delta du Niger, Jomo (Morr Ndiaye) participe à la lutte armée révolutionnaire contre des compagnies pétrolières, mais rêve de devenir danseur, «disco boy». Lauréat de l’Ours d'argent de la meilleure contribution artistique à la Berlinale de 2023, le film était présenté à New York ce mois-ci en présence du réalisateur et de la directrice de la photographie Hélène Louvart. Au rythme de la musique de Vitalic, le film tente de construire une danse, à la fois macabre et entêtante, mais peine à nous envoûter. Ambitieux pour un premier long métrage, Disco Boy tombe malheureusement dans les écueils d’une mise en scène qui s’attache plus à créer de belles images, un peu trop sûre d’elle-même, qu’à composer un récit sur ce duo de personnages.

Dans le regard de ces deux soldats, on lit la détermination de ceux qui luttent, mais surtout le poids de la solitude. Malgré leurs entourages respectifs, bandes hétéroclites de compagnons d’infortune dans les deux cas, ils apparaissent irrémédiablement isolés. Alors qu’Aleksei est accompagné par un ami au début de son périple, celui-ci est englouti par la rivière qu’ils traversaient pour passer la frontière polonaise. Seul sur le rivage, ses yeux guettent celui qui ne réapparaîtra plus. Enfermé dans cet isolement, il sera à partir de là tout entier tourné vers son intériorité, ne laissant plus rien transparaître qu’un regard vide, voilé par l’absence. Si le visage magnétique de Franz Rogowski fait d’habitude des merveilles, son stoïcisme à toute épreuve nous laisse ici de marbre, comme si la direction d’acteur se faisait prendre à son propre piège. Giacomo Abbruzzese explique avoir voulu construire un personnage comme un monolithe, mais sur ce bloc notre regard peine à accrocher, malgré les plans récurrents, voire répétitifs, sur les yeux du personnage.

En réponse, les yeux vairons de Jomo brillent d’une lumière surnaturelle, comme ceux de sa sœur, avec qui il danse autour du feu. Lorsque les deux hommes devenus ennemis se croisent au Niger, Abbruzzese les réunit dans un combat filmé en caméra thermique, où les corps se confondent, taches de chaleur dans la nuit de la jungle. À l’issue de cette lutte mortelle, l’esprit de l’un finit par habiter l’autre et l’étincelle dans l'œil se déplace. Les fantômes des morts s’accumulent dans la vie d’Aleksei, qui erre dans un monde où la distinction entre réel et irréel semble avoir disparue. La traversée des frontières, entre les espaces et les genres, apparaît au fur et à mesure comme le motif récurrent, malheureusement sans grande subtilité. On pourrait ici parler d’un film enlacé, à l’image des révolutionnaires qui dorment sur le premier plan et dont les corps et les armes se touchent pour ne former qu’une seule entité. Les univers s’emmêlent et se contaminent : les lumières du club et de la jungle se ressemblent, les lieux, aussi différents soient-il, communiquent et se font écho. En Pologne, à Paris ou dans le delta du Niger, les forêts et les rivières sont filmées en travelling, habitées par ceux qui les traversent au pas de course. Elles sont à la fois ancrées dans des réalités géographiques singulières et réunies par un mouvement, une quête pour retrouver son chemin et ceux qui s’y sont perdus. Il y a dans le film une tentative de créer une cartographie des corps absents et de la solitude de ceux qui restent : devenus spectres, les personnages dansent avec cette volonté d’entrer en transe, et de communier avec ceux qui furent. Une fois de plus, on a davantage envie ici de souligner cette volonté de cinéma que l’œuvre qui en résulte, alourdie par une mise en scène qui étouffe sous le poids des symboles qu’elle veut nous faire comprendre.

Disco Boy se veut donc un film en mouvement, en voyage perpétuel entre les lieux et les genres, comme son personnage errant. Aborder ou avoir pour décor la Légion étrangère y appelle, mais on se perd malheureusement ici dans de trop nombreuses traversées. Dans Human Flowers of Flesh (2022), Helena Wittman choisit à l’inverse une mise en scène poétique à la sobriété hypnotisante. Le film parcourt avec une délicatesse solaire la Méditerranée de Marseille à Sidi Bel Abbès, à la recherche d’un mystérieux légionnaire. Denis Lavant, inoubliable adjudant-chef Galoup chez Claire Denis, renfile pour l’occasion l’uniforme. Qu’en est-il de l’influence de ces films sur Abbruzzese ? Disco Boy rappelle inévitablement Beau Travail (1999), dont la scène de danse finale semble une référence évidente, mais le film ne peut que pâlir en face de cette comparaison. Alourdi par ses ambitions et son triomphalisme, il ne peut que nous sembler prétentieux.

Abbruzzese ne manque pas d’idées, mais semble, comme nous, s’égarer : fable morale du pacte faustien, flirt avec le fantastique et dénonciation politique se mêlent et l’on se retrouve à flotter, entre les lieux, les enjeux et les images. De cette volonté de trop faire naît un problème de rythme et l’impression étrange, au bout d’une heure et demie, de n’avoir assisté qu’à un éternel prélude. Interrogé sur cette volonté de circulation et de multiplicité, le réalisateur assume et défend ce décloisonnement des genres : un film doit être fluide et peut traverser plusieurs registres. « Comme la rivière » longuement filmée, tout évolue et se transforme, au risque de nous laisser las, sur la rive.

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Critique publiée le 1er mars 2024.