WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Sweet East, The (2023)
Sean Price Williams

D'une insuffisance ironique

Par Thomas Filteau

Fruit d’une première collaboration entre Sean Price Williams (reconnu comme directeur photo chez Alex Ross Perry, ou encore dans les premiers films des frères Safdie, et ici réalisateur) et le prolifique critique de cinéma Nick Pinkerton qui signe son premier scénario, The Sweet East se présente comme une épopée picaresque, un portrait de la contemporanéité états-unienne plaçant la dislocation d’un récit national unitaire comme élément fondamental de son croquis politique. 

Dans l’une des premières scènes, la jeune étudiante Lillian (Talia Ryder), avachie dans le lit d’une chambre d’hôtel avec un camarade de classe lors d’un voyage scolaire à Washington D.C, exprime sa déception devant l’irréalisme d’un film attrapé sur la télévision de l’hôtel : « It was retarded. They were coming from different planets, but were speaking the same language. » L’analogie est facile, et on comprend rapidement que le regard porté par Lillian sur quelque navet de science-fiction renvoie pour Williams à un désir de représentation d’une désunion proprement états-unienne. Lillian aura tôt fait de fuir ses congénères, traversant (littéralement) de l’autre côté du miroir pour entreprendre une errance qui lui fera visiter, par bonds, une série de microcosmes sociaux, comme tant d’esquisses fragmentaires de communautés politiques que l’on observerait, chacune à leur façon, faire « leur cinéma ». 

Le choix des groupuscules visités par la protagoniste semble plus aléatoire que représentatif : elle passe d’un squat antifasciste (dans lequel le militant le plus hardi dissimule évidemment sa fortune familiale, la formule est bien connue) à une cohabitation passagère avec un universitaire néo-nazi, puis elle devient éventuellement la vedette d’un film indépendant à New York avant de se cacher dans les environs d’un terrain boisé où se regroupent de jeunes djihadistes. Mais il y a bien une grande figure unificatrice de ces milieux fermés l’un à l’autre, puisque chaque personnage rencontré entretient face à Lillian un rapport de désir qui lui permet de projeter sur elle des attentes préconçues (des espérances les plus souvent libidinales). Cette dynamique de projection fait de Lillian une figure d’ambiguïté, difficile à cerner tant elle se contorsionne de rencontre en rencontre en composant chaque fois une nouvelle fiction lui permettant de naviguer avec aise la communauté nouvellement découverte, glanant dans les impressions hâtives qu’on puisse lui faire les détails d’une nouvelle biographie à partager quelques scènes plus tard. Ce pouvoir caméléonesque de mutation est toujours ambivalent, situé tout à la fois dans une soumission inconfortable à l’image de soi telle qu’elle est perçue par l’autre, de même que dans la capacité chez Lillian à manipuler à son avantage des situations embarrassantes. Lillian ne s’extirpe jamais vraiment de son rôle de pur fantasme, autant dans ses rencontres que dans le rôle que lui octroie le scénario filmique lui-même. Comme la réalisatrice rencontrée à New York (jouée par l’hilarante Ayo Edebiri) lui dira en tentant de la convaincre d’accepter un rôle après l’avoir croisée dans la rue : «The best actress is a woman who says yes.»

Par son prénom, et par sa stature d’apparente innocence, Lillian se présente comme l’héritière des personnages de Lillian Gish, actrice culte du cinéma américain des premiers temps et égérie de D. W. Griffith [1] dont le Birth of a Nation (1915) apparaît toujours comme l’ancêtre problématique du récit totalisant signant l’annonce titulaire d’un pays rédigeant son propre avènement. Plutôt qu’une réévaluation ouvertement critique des alliances confédérées du film de Griffith, The Sweet East se présente comme un récit ironique, ou même post-ironique, tirant dans l’ère web du meme et du trolling son ton amoral qui débalance la possibilité d’attendre un discours politiquement cohérent de la part du scénario de Pinkerton. C’est peut-être le pire genre de provocation, qui dissimule sous le ton de la subversion le rabâchage d’une pure indifférence qui protège son récit de la menace d’être pris au sérieux. N'empêche, on retrouve une ferveur par moments admirable dans l’irrégularité rhythmique de son cheminement narratif, où se succèdent les entrées et sorties dans des univers idéologiques contrastants, et l’attrayante plasticité de son 16 mm hyper-granuleux confère à The Sweet East une indéniable signature visuelle. Mais le cynisme recouvrant l’entièreté de son intrigue entretient un manque d’engagement politique franchement irritant devant un projet qui pourtant semblait en faire son «sujet». C’est à se demander si le film ne fait que poursuivre la lancée qu’entonne Lillian devant les interrogations du professeur de littérature néo-nazi, Lawrence (Simon Rex), celle-ci avouant son désintérêt total devant un monde politique. Le désir de subversion qu’introduit The Sweet East n’est donc pas celui d’une provocation claire, mais plutôt un détachement qui rend ardu toute possibilité d’envisager son récit comme une entreprise signifiante. Ce cynisme un peu ringard s’ancre moins dans son projet de défilement de figures d’une banale immoralité que dans le désinvestissement politique de son traitement satirique.

Qui peut se permettre l’indifférence et le mépris tranquille, en reconduisant la vision d’une politique du quotidien comme un simple spectacle de la trivialité amorale? Représenter le contemporain du politique comme une série de microcosmes fermés les uns sur les autres ne suffit peut-être plus aujourd’hui pour réfléchir l’interconnexion de ces communautés ni les effets réels de l’acceptabilité grandissante des discours haineux ou complotistes, depuis l’avènement de Trump au pouvoir. Un intertitre final fait apparaître une phrase comme l’exergue synthétisant son mouvement de représentation d’une nation divisée où le politique se serait mu en pur spectacle : «Everything will happen.» Que signifie cette phrase ambigüe, si ce n’est qu’une ouverture vers l’indifférence relatée plus tôt par Lillian, un désinvestissement moral qui est aussi l’aveu de la banalité de sa propre politique des images. Si l’on décide de prendre ce slogan ironique à la lettre, que tout est à même de se produire, il semble effectivement que ce n’est qu’à partir de la redite de ces tropes répétés que peut s’asseoir notre propre ennui devant ce geste de cinéma qui offre à tou·te·s le même mépris. Finalement, il ne s’agissait donc que de vacances, une balade de bus touristique devant quelques monuments immobiles, avant le retour à la maison. 

 


[1] Pinkerton avoue d’ailleurs avoir confectionné le titre du film en assemblant des fragments de titres de Griffith. Voir : https://filmmakermagazine.com/121498-interview-sean-price-williams-nick-pinkerton-the-sweet-east/  

5
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 10 février 2024.