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Iron Claw, The (2023)
Sean Durkin

La solitude des lutteurs du bas-fond

Par Dominic Simard-Jean

Mon grand-père adorait la lutte. Dans les années 1970 et 1980, il amenait régulièrement mon père au Centre Georges-Vézina à Chicoutimi pour voir s’affronter dans l’arène les grands noms du pugilat québécois tels Édouard Carpentier, le Géant Ferré, Mad Dog Vachon ou encore Tarzan « La Bottine » Tyler. Probablement qu’il connaissait bien la réputation des frères Von Erich, le sujet de The Iron Claw, le nouveau film du réalisateur américain Sean Durkin (qui s’est fait connaitre avec le thriller dramatique sur le milieu des cultes Martha, Marcy, May, Marlene [2011]), mettant en vedette Zac Efron, Jeremy Allen White, Harry Dickinson et Stanley Simons. Il est même possible qu’il ait déjà vu les frères à la télévision, peut-être même en vrai qui sait? Je n’oublierai pas de demander à mon père la prochaine fois que je le vois. 

Avant Darren Aronofsky et son portrait d’un lutteur minable et désabusé dans The Wrestler (2008), le cinéma américain avait peu exploré le monde de la lutte professionnelle. Peut-être est-ce dû au fait que cet univers jouit d’une réputation moins noble que d’autres sports, par exemple la boxe, qui a produit son lot de classiques et de films culte. Et pourtant, les ressemblances entre le catch et le cinéma sont évidentes : les deux partagent un goût marqué pour le spectaculaire, possèdent leur lot de personnalités transcendantes, et surtout, ils sont l’un et l’autre fondés sur la mise en scène. Comme le film de Durkin le démontre, il se cache un potentiel narratif énorme dans ce sport souvent méconnu et qui se définit surtout par l’exubérance de ses lutteurs plutôt que par leurs victoires et leurs échecs. 

Ric Flair, l’une des premières icônes universelles du catch, exemplifie parfaitement cette extravagance. Pendant les années 1980, il est l’homme le plus flamboyant en Amérique. Avec ses robes ornementées et son fameux cri « WOOOOO », il a redéfini l’image du lutteur. Les Von Erich vont passer la décennie à tenter de l’usurper de son trône, mais sans grand succès. Dans le film, Flair (interprété par Aaron Dean Eisenberg, qui vole la vedette dans chacune de ses apparitions) est représenté comme l’homme à battre, l’ennemi numéro un, puisque c’est lui qui détient la ceinture de champion du monde des poids lourds qui obsède la fratrie Von Erich. Il représente aussi l’inatteignable, un niveau de célébrité auquel ils ne pourront jamais accéder, une personnalité plus grande que nature qu’ils ne peuvent pas surpasser. The Iron Claw est plus qu’un simple film sur une grande famille du sport américain, et sur la tragédie inévitable qui les a frappés. C’est une œuvre qui porte sur un moment clé de l’histoire des États-Unis : quand le star-system de la lutte passe d’une diffusion locale (ici les arénas miteux du Texas) à un phénomène planétaire (qu’incarne bien la mégalomanie de Ric Flair). Dans ce changement de paradigme, des personnages comme les Von Erich se retrouvent vite oubliés et c’est justement là que repose la véritable nature de la malédiction qui les frappe de plein fouet. À travers ces deux heures et quart assez chargées, ils vont devoir affronter à répétition les échecs, les occasions manquées, la dépression et finalement, bien sûr, la mort.

Ainsi, Durkin nous propose un film puissant sur la déchéance de la société américaine contemporaine. En ce sens, la décision d’articuler son scénario autour de la perspective de Kevin (Zac Efron), le plus vieux des frères (en fait le deuxième plus vieux puisque l’ainé est mort quand Kevin avait cinq ans), est tout à fait justifiée. S’il est le membre de la famille le plus déterminé et probablement le plus méritant, Kevin se fait constamment ravir le devant de la scène par ses frères dû à son incapacité à s’exprimer en public. Il ne faut pas seulement des gros muscles (et ceux de Zac Efron sont immenses) pour devenir une vedette de la lutte. Il faut aussi un charisme qui ne s’achète pas. Parce que, et The Iron Claw le crie haut et fort, le rêve américain de richesse et de succès n’est pas accessible à tout le monde. On s’efforce d’y arriver toute sa vie, comme la famille Von Erich, pour finalement sombrer dans le vide tel Icare s’étant approché trop près du soleil. 

Deleuze disait que « le cinéma américain a les moyens de sauver son rêve en traversant les cauchemars » [1] et en ce sens, The Iron Claw s’inscrit dans une grande tradition d’œuvres iconiques qui ont su montrer à l’écran le côté cauchemardesque de l’Amérique. Le film partage d’ailleurs plusieurs thèmes avec d’autres comme The Godfather (1972) ou Ordinary People (1980) (qui racontent aussi tous deux l’histoire tragique d’une famille maudite) et avec des drames sportifs tels Rocky (1976) ou Raging Bull (1980). Durkin possède une sensibilité similaire aux grands cinéastes du deuxième âge d’or du cinéma américain : tout comme les classiques de cette époque, The Iron Claw fait preuve d’une compréhension profonde des travers du capitalisme, de la religion et du patriotisme et de leurs contributions à la corruption de l’Amérique. Cette décadence est le mieux symbolisée à travers la figure du père Von Erich, un personnage contrôlant, abusif et ambitieux qui n’arrive pas à comprendre qu’il est en train de ruiner son patrimoine familial.  


:: Zac Efron (Kevin Von Erich) [House / A24]

Si l’approche de Durkin n’est pas ouvertement politique, il est difficile de ne pas voir dans l’histoire des frères Von Erich la démonstration que notre société basée sur le succès, la réussite, l’argent et le culte de la personnalité est complètement détraquée. Le film effectue un travail admirable pour replacer le récit dans son contexte historique : une Amérique encore profondément hantée par le spectre du Vietnam. Avec l’arrivée de Reagan et des années 1980, des personnages comme les Von Erich perdent de leur lustre et deviennent peu à peu des has been. Ils se retrouvent ainsi incapables de composer avec ces échecs à répétition, ce qui est présenté comme une conséquence directe de leur éducation, puisque toute leur vie ils se sont fait sermonner par leur père que celui qui n’est pas premier est inévitablement dernier. À travers le regard attentif et progressiste de Durkin, nous comprenons comment le patriarcat et la masculinité toxique peuvent mener les hommes vers la dépression en démontrant que le plus grand ennemi de l’homme, c’est finalement lui-même.

Si The Iron Claw prend ses racines dans le Nouvel Hollywood, Durkin apporte une nouvelle perspective extrêmement rafraichissante sur le caractère autodestructeur de l’homme moderne et sur les dangers de la célébrité. Pour y arriver, il utilise abondamment divers symboles et métaphores, ainsi qu’un montage elliptique des plus dynamiques. Une séquence particulièrement saisissante, où Durkin replace les eaux du Styx dans les grandes plaines du Texas, constitue un moment très touchant, proche d’un certain lyrisme à la Malick, et démontre parfaitement la capacité du cinéaste à sortir des conventions du drame sportif. On doit aussi souligner l’efficacité des scènes de combat. Les acteurs ont reçu une formation athlétique pour que les prises de catch soient le plus réalistes possible alors que la caméra, qui flotte autour du ring avec urgence, donne l’impression d’être directement dans l’arène avec les quatre frères et leurs adversaires. On sent quasiment l’odeur du popcorn, de la bière, de la sueur et du sang. La direction photo est spectaculaire, tirant autant avantage des magnifiques décors extérieurs que des racoins sombres d’un vieil amphithéâtre. La reconstitution historique est aussi très efficace et Durkin a bien pris soin de placer plusieurs détails qui rendent l’expérience immersive, comme la musique de Tom Petty, Rush et Blue Öyster Cult ainsi qu’une utilisation inventive des graphiques colorés typiques de la télévision de l’époque. 

À travers son exploration des aléas de l’histoire de la lutte aux États-Unis, The Iron Claw nous offre un regard décomplexé sur des questions comme la masculinité toxique, le patriarcat et le vedettariat. S’il y a toujours un gagnant et un perdant dans le sport, il n’y a pendant longtemps que des perdants dans l’univers maudit de la famille Von Erich. Toutefois, l’une des plus grandes forces du film est de ne jamais perdre espoir en l’humain, de ne pas tomber dans le cynisme et le nihilisme. Si on peut le décrire comme une grande fable anticapitaliste, cela serait le réduire à sa dimension politique et passer outre son message fédérateur qui nous rappelle avec justesse que la beauté du monde réside dans chacun de nous. À travers toutes ces tribulations, Durkin réussit à faire surgir tout l’amour et l’esprit fraternel qui existe entre les quatre garçons, et c’est justement pour cette raison que le film est aussi émouvant. Si j’avais eu la chance de le voir avec mon père et mon grand-père, je suis convaincu que l’expérience nous aurait énormément rapprochée. J’aurais adoré entendre leurs souvenirs de lutte et voir les émotions que le film aurait suscitées chez eux. Peut-être même que cela aurait mené à des discussions qui nous auraient permis de mieux nous connaitre et nous comprendre. Et il n’y a selon moi rien de plus beau au cinéma que son pouvoir d’unir les gens autour d’une expérience commune. 

 


[1] DELEUZE, Gilles, Cinéma 1 : L’image-mouvement (Paris : Les Éditions de Minuit, 1983), 201.

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Critique publiée le 26 janvier 2024.