ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Dellamorte dellamore (1994)
Michele Soavi

De l’inconvénient d’être né

Par Sylvain Lavallée

Le fossoyeur de Dellamorte dellamore ne s’étonne guère quand les morts se lèvent et interrompent ses conversations téléphoniques en cognant à sa porte : d’un geste désabusé, il leur tire en pleine tête, appelle son assistant et réenterre ces corps qui s’obstinent à se relever. Il a maintenant l’habitude, on ignore depuis quand il gère ce cimetière incitant à la résurrection, mais cela pourrait bien être une éternité, prisonnier sisyphéen d’une tâche répétitive à jamais inachevée. Il ne faut pas plus d’une minute pour installer ce concept aussi simple que riche, et bientôt cette fable existentialiste de zombies devient aussi un mélodrame nécrophile, une farce sur la mort de l’amour et/ou l’amour de la mort, un poème visuel mâtiné de slapstick, le tout maintenu en place par un ton nihiliste désinvolte.

Film culte inclassable s’il en est un, Dellamorte dellamore (distribué ici sous le titre insignifiant Cemetery Man) s’inscrit dans la vénérable tradition du cinéma d’horreur italien, qu’il vient moins poursuivre que lui offrir une sorte d’épilogue affectueux et moqueur. Ancien collaborateur de Lucio Fulci, Joe d’Amato et, surtout, Dario Argento, dont il était le protégé, Michele Soavi est bien placé pour accomplir un tel projet. Déjà avec sa première fiction en 1987, Stage Fright, un slasher sur les planches d’un théâtre, Soavi se présentait comme un jeune prodige ayant parfaitement intégré les règles et les conventions du genre, s’amusant avec les mises en abyme sans tomber dans la déconstruction ironique. En bon dernier héritier des grands maîtres d’une école, il est entièrement imprégné de leur influence, d’une tradition qu’il voit s’étioler en même temps qu’il refuse de la laisser derrière. En ce sens Dellamorte dellamore est bel et bien un film des années 1990, mais nous sommes plus près d’Unforgiven (1992) que de Scream (1996), c’est-à-dire que, comme chez Eastwood, les références ne sont généralement pas des clins d’œil explicites mais plutôt une matière internalisée qui innerve la mise en scène; et comme chez Eastwood, il s’agit aussi d’aller au bout d’un personnage, d’une forme, vers une sorte de conclusion ultime qui fonctionne autant comme point d’orgue à un pan de l’histoire du cinéma que comme aboutissement philosophique. Après Unforgiven comme après Dellamorte dellamore, il n’y a désormais nulle part où aller dans cette direction, et il ne reste plus qu’à regarder ailleurs. 

Mais cette comparaison pourrait être trompeuse pour quiconque n’a pas vu le film : nous sommes loin ici du classicisme propre au western, alors que Soavi s’inspire plutôt des délires maniéristes typiques du cinéma d’horreur italien, prenant le film de genre comme prétexte à des exercices de style. C’est à une célébration de l’outrance et du mauvais goût que le cinéaste nous invite, alors qu’il enfile les situations mélangeant mort et amour, d’un baiser dans un ossuaire à une baise aux côtés de la tombe d’un mari défunt à qui on ne veut rien cacher, des multiples personnages incapables d’accepter la perte de l’être cher qui se lancent avec passion sur les corps ressuscités, jusqu’à notre fossoyeur, réputé à tort comme impuissant, mais prêt à se faire castrer pour vivre son amour avec une femme qui a une phobie des pénis. Les scènes sont abracadabrantes, l’énergie de la mise en scène survoltée, l’absurde et le nihilisme sont grossis jusqu’à l’excès, comme du Monty Python qui s’amuserait à adapter Cioran  de l’inconvénient d’être né, certes, mais mieux vaut en rire. Le savoir-faire exceptionnel des artisans derrière la caméra, perfectionné sur plus de trente ans à élaborer des décors baroques, des éclairages expressionnistes et des effets spéciaux pratiques ingénieux, est mis à profit pour créer ce conte macabre débordant d’images stupéfiantes, comme ces feux follets lyriques qui accompagnent les amant·e·s du cimetière, cette figure de la mort qui naît du tourbillon des pages d’un bottin téléphonique enflammé ou l’étrange salle d’hôpital avec des murs flottant dans le vide d’un espace abstrait.  


:: Anna Falci (She) et Rupert Everett
 (Francesco) [Audifilm / Urania Film / et al.]

Derrière cette flamboyance qui prend parfois les allures d’un fourre-tout bordélique se cache pourtant une réflexion étonnamment cohérente : quand, dans cette première scène, notre fossoyeur, Francesco Dellamorte, exécute un zombie d’un geste négligent, il est difficile de ne pas y voir la fatigue d’une industrie qui a l’habitude de mettre en scène les morts-vivants, et qui à force de côtoyer la mort et la violence risque de devenir aussi indifférente que ce protagoniste. Celui-ci est brillamment interprété par Rupert Everett, dont l’amusante désaffection pourrait bien être une blague sur la place des acteur·rice·s dans ce cinéma, offrant plus souvent qu’autrement des performances désintéressées en attendant d’être démembré·e·s par des cinéastes qui n’attendent rien de plus de leur part. À côté de lui, le chanteur et musicien français François Hadji-Lazaro se retrouve ironiquement dans le rôle burlesque d’un muet, idiot, pris lui aussi dans une tâche impossible, celle de ramasser les feuilles mortes qui partent au vent, et impliqué dans sa propre histoire d’amour avec la fille du maire, bientôt morte-vivante à son tour (bien sûr). Ce récit se comprend comme une série de questionnements de la part d’un cinéaste qui arrive après les classiques : comment réaliser un film de zombie aujourd’hui? À force de mettre en scène la mort et les bains sanglants, à force de les regarder, ne risque-t-on pas de perdre contact avec la vie? Mais aussi comme une interrogation philosophique sur notre place dans le monde : pourquoi vivre quand tout mène au néant? Pourquoi aimer si cela mène nécessairement à la perte et la souffrance? L’impression de cul-de-sac créatif se double d’un désespoir face à un monde constamment décrit comme merdique et douloureux, mais plutôt que de sombrer dans l’inaction et le cynisme, Soavi creuse et interroge ces sentiments afin de trouver une issue à même l’épuisement. 

Le mort-vivant est donc ici bien plus qu’un simple monstre : c’est l’image même de notre condition humaine, et plus exactement d’un scepticisme qui garde Francesco suspendu entre la vie et la mort, incapable de s’avancer dans le monde tant qu’il le conçoit comme un cimetière, un lieu sans avenir, dénué de possibilités autre que celle de notre trépas. Plus encore, l’entremêlement entre l’amour et la mort représente bien comment le désespoir est avant tout une passion, une force occulte aussi puissante et majestueuse que le grand amour, un désir voluptueux envers le néant, difficile à quitter car c’est le dernier désir qui reste et paradoxalement celui qui permet de se sentir encore vivant. Le film fonctionne alors par épisodes qui déclinent multiples variations de ces idées initiales, à la manière d’une structure sérielle sans doute héritée du roman éponyme de Tiziano Sclavi qu’adapte Soavi, mais peut-être aussi de la bande dessinée du même auteur, Dylan Dog, jouant sur les mêmes thèmes. Cela permet d’intensifier progressivement cette passion envers la mort (toujours exprimée avec humour : «I would give my life to be dead»), le désintérêt envers la vie (alors que Francesco se met à tuer aussi les vivants sans broncher), en même temps que cette construction narrative par séquences quasi-autonomes renforce le sentiment de répétition, de tourner en rond. Quand Francesco se bute sans cesse à un amour impossible, avec diverses femmes qui pourraient en n’être qu’une seule (elles sont toutes jouées par Anna Falchi), nous avons l’impression qu’il est condamné au même, que rien ne pourrait apporter un changement porteur d’espoir. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la référence répétée à Vertigo (1958) : ces doubles qui viennent reprendre à l’infini le même tourment amoureux sont à l’image de l’obsession du Scottie d’Hitchcock, emmuré dans un amour mort, passé, qu’il tente de ramener à la vie sans voir qu’une telle chose mène nécessairement au vide. 


:: François Hadji-Lazaro (Gnaghi) et Rupert Everett (Francesco) [Audifilm / Urania Film / et al.]

Dellamorte dellamore se termine d’ailleurs sur un autre abysse, mais ses dernières images, aussi mystérieuses que limpides, portent plutôt en elles l’espoir ténu d’un renouveau. Et il faut bien parler un peu de cette finale magistrale, quitte à divulgâcher ce qui tient plus d’une révélation philosophique que d’une conclusion narrative : Francesco et son assistant veulent quitter leur cimetière, leur ville, et après avoir traversé un long tunnel, la route qu’ils suivent débouche sur une falaise abrupte, comme s’ils venaient d’arriver aux confins de leur monde et que les paysages qui s’étendent au-delà leur étaient interdits. C’est l’image même du scepticisme de Francesco, de son détachement et de son aliénation, en même temps que Soavi trouve une ultime manière (littérale) de représenter le cul-de-sac. Ça pourrait être une mise en scène du désespoir absolu si ce n’était pas aussi lumineux, si les grands espaces vides ne venaient pas ouvrir un film jusqu’à ce point confiné dans des lieux sombres et claustrophobes  comme si le cinéaste avait intensifié jusqu’au paroxysme l’obsession envers la mort, comme s’il avait poussé un genre jusque dans ses derniers retranchements, comme si Francesco avait tant et si bien épuisé son propre dédain envers la vie que lui et son comparse en arrivent ainsi, ensemble, au bout de la route. 

On ne peut pas rester éternellement mort-vivant, nous chuchote Soavi, il arrive un moment où il faut choisir, où le nihilisme ne nous sert plus, où la passivité est déjà un choix vers la mort, qu’il faut assumer jusqu’au bout ou changer de direction. Et si le monde au-delà semble bel et bien exister, quoiqu’inatteignable, c’est parce que la solution se trouve rarement là où nous la cherchons, là-bas, mais toujours près de soi, ici où nous ne savons pas la discerner (dans ce cas dans la relation d’intimité entre Francesco et son aide, son seul ami), dans un présent qu’il faut rénover pour construire le pont vers l’avenir. Ce qui est, en somme, la leçon cinématographique par excellence, à la base d’un nombre incalculable de films hollywoodiens, parce qu’elle puise à même l’essence du septième art, à sa capacité à nous révéler l’étrangeté oubliée du familier pour nous aider à mieux voir. Cette finale ne pourrait pas fonctionner si Soavi n’avait pas choisi la vie, dès la première image de son film, s’il ne prêchait pas par l’exemple tout au long de sa mise en scène : loin de se laisser abattre par le sentiment que tout a été dit, que tout a été fait, il rivalise au contraire d’inventivité pour trouver de la poésie dans les images les plus saugrenues, pour trouver l’étincelle dans ce qui semble éteint. D’où l’importance aussi de l’humour noir, qui rend vivant et allègre, éminemment drôle, une œuvre pourtant portée par la plus sombre vision qui soit. 

À le revoir aujourd’hui, dans sa version restaurée (enfin !), Dellamorte dellamore ressemble plus que jamais à un miracle : d’abord parce que rare sont les œuvres pensant la fin d’un genre, d’une époque, sur le ton de la célébration, préférant imaginer et réinventer plutôt que déconstruire et recycler. Ensuite parce que dans ce « petit » film déjanté qui pourrait facilement être vu comme une simple divagation provocatrice, adolescente et vulgaire (ce qu’il est aussi), se trouve pourtant une réflexion particulièrement dense, empruntant à la bédé comme aux toiles de Magritte, à Hitchcock et Orson Welles comme à Bava et Romero, au point d’abattre toutes nos vaines prétentions à une hiérarchie des formes. Et parce que finalement, pour un film sur la mort, il n’y a rien de plus vivant.

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Critique publiée le 11 janvier 2024.