ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Black Sunday (1960)
Mario Bava

Souverain chiaroscuro

Par Olivier Thibodeau

Le Ligure Mario Bava est une figure incontournable du cinéma d’horreur mondial. Alternativement sacré père du giallo (pour The Girl Who Knew Too Much, 1963) et père du slasher (pour A Bay of Blood, 1971), il est aussi père de Lamberto Bava, qui après avoir travaillé comme assistant réalisateur sur ses œuvres, de même que chez Dario Argento et Ruggero Deodato, nous a offert ses propres classiques, incluant Macabre (1980), A Blade in the Dark (1982) et les deux premiers films de la série Demons (1985, 1986), que devait compléter Michele Soavi en 1989 avec The Church. Or, avant de signer ses films plus « modernes», Mario Bava amorçait sa carrière solo avec Black Sunday, qui faute de renouveler les poncifs du genre, constitue peut-être le nec plus ultra de l’horreur gothique, l’apogée d’une tradition qui remonte aux classiques de l’expressionnisme allemand, et que la direction photographique exquise du maître, combinée aux décors envoutants du film, permet d’élever à un niveau d’esthétisme presque inégalé.

Initialement connu comme caméraman, éclairagiste et créateur d’effets spéciaux — ayant travaillé notamment avec Rossellini, puis sur les films d’Hercules de Pietro Francisci et quelques classiques mineurs du cinéma d’horreur, comme Caltiki  The Immortal Monster (1959) et I Vampiri (1957), considéré par certains comme un ancêtre du giallo  Bava déploie ici tous ses talents d’une manière ostentatoire, effectuant pour l’occasion une contribution indélébile à l’iconographie du genre. Et même s’il sera connu plus tard pour ses œuvres hautes en couleur, incluant Black Sabbath (1963) et le somptueux Blood and Black Lace (1964), il fait preuve ici d’une maîtrise incomparable de la photographie noir et blanc, inscrivant le potentiel d’évocation du film dans les contrastes prononcés qu’il développe si élégamment entre les ténèbres angoissantes et la lumière blafarde qui strient les bois oppressants et les intérieurs aristocratiques déliquescents de la Moldavie du 19e siècle. 

Première adaptation cinématographique moderne du Vij de Nicolas Gogol (1835), le film puise également dans l’imaginaire du cinéma d’horreur des années 1930, particulièrement celui des films de vampires de la Universal, auquel il emprunte les décors de forêts brumeuses, de châteaux pierreux et de cryptes poussiéreuses, mais aussi la figure hypnotique du mort-vivant lascif de Bela Lugosi, qu’incarne ici l’actrice britannique Barbara Steele avec un aplomb et un charisme qui a fait d’elle une star instantanée. Même d’un point de vue esthétique, avec sa chevelure de jais contre son visage d’albâtre, Steele s’inscrit parfaitement dans l’identité visuelle du film, incarnant au demeurant un personnage distinctement nuancé, à mi-chemin entre la mesquine voracité des suceurs de sang et la victimisation tragique des martyres de l’inquisition, tel qu’en témoigne la séquence d’ouverture dantesque élaborée par Bava, qui justifie à elle seule le visionnage de l’œuvre. On y voit la magnifique Asa Vajda, à la fois impérieuse et pathétique sur sa croix, à la merci d’un groupe d’inquisiteurs du 17e siècle constitués d’ecclésiastes encagoulés et de bourreaux massifs disséminés contre des arbrisseaux malingres, qui viennent marquer sa chair en gros plan à l’aide d’un fer rougi dans un grand brasier. L’horreur réside alors dans l’exercice de l’appareil répressif de l’Inquisition, dans le paysage de fin du monde qui se déploie devant nous, mais aussi dans la victimisation de Vajda, qu’on nous fait ressentir de façon presque épidermique grâce à l’usage d’un plan subjectif sur l’intérieur du masque garni de pointes de fer qu’on pose sur son visage. Celui-ci est suivi d’un plan subjectif sur un autre bourreau, qui vient l’enfoncer dans ses chairs à l’aide d’un large maillet, suscitant un raccord sur une image d’une élégance traumatique, où le sang coule à travers tous les orifices du masque. Il y a quelque chose de simultanément somptueux et guignolesque dans toute cette violence, inspirant à la fois notre sympathie pour la sorcière vampirique de Steele et nous faisant craindre sa vengeance d’outre-tombe.  


:: Barbara Steele (Asa / Katia) [Galatea Film / Jolly Film]

Tout est affaire de contraste dans Black Sunday; cela s’inscrit dans son art consommé du clair-obscur, qui suggère l’enchevêtrement constant de deux mondes distincts, mais aussi dans la double performance de sa vedette, qui interprète à la fois Asa et son ancêtre Katia, dont elle tentera de posséder le corps pour s’affranchir de la mort. Cela se déroule 200 ans après son exécution, à une époque où nous sommes catapulté·e·s alors que deux médecins traversent le domaine des Vajda en route vers Myrhohod, où ils comptent faire escale avant de se diriger vers Moscou. «Prenez la route qui traverse la forêt, c’est beaucoup plus rapide», dit le Dr. Kruvajan au cocher, lui jetant une pièce pour lui faire oublier ses angoisses initiales. Or, c’est dans cette forêt que tout se joue déjà, que la frontière entre le monde lumineux de la bourgeoisie médicale et l’univers sombre et souterrain d’Asa se brouille irrémédiablement. Tout l’arsenal de mise en scène sert alors ce dessein, à commencer par les angles de caméras et la profondeur de champ, qui permet de surcadrer la diligence derrière des branchages filandreux, symboles de l’embrouillamini inextricable dans lequel s’apprête à pénétrer les personnages, mais aussi de tisser des voiles poreux à travers l’écran, que traversent candidement Kruvajan et son jeune collègue Gorobec. Le détour par la forêt est aussi une excuse pour faire déambuler les deux hommes vers une chapelle dévastée, gorgée d’ombres inquiétantes, puis vers la crypte des Vajda, où gît le cadavre masqué d’Asa, que Kruvajan ravive par inadvertance en saignant dans son orbite creux. Or, toute la séquence est marquée par une sorte de fatalité, un impératif imposé à la fois par le metteur en scène et la sorcière aux protagonistes, qui sont guidés d’abord par le bruit du vent à travers les tuyaux d’un orgue déliquescent, puis par l’appât d’une porte battante, leitmotiv qui, à travers le film, symbolisera la minceur de la cloison qui sépare ici le monde de la lumière de celui de l’ombre.

On note aussi déjà que les fabuleux décors contribuent de manière inestimable au pouvoir d’évocation du film. Qu’il s’agisse de l’espace sacrificiel du début, de la forêt enchevêtrée, de la sombre chapelle, de la crypte poussiéreuse ou du cimetière hanté où la main gluante d’Igor Javutich, l’ex-amant d’Asa, émerge du sol, chaque parcelle de l’univers diégétique est parfaitement conceptualisée pour les besoins de la production. À ce titre, le château des Vajda constitue pour Bava un terrain de jeu particulièrement fécond, où la caméra émule le passage d’un vent maléfique qui renverse tout sur son passage, où les zooms dynamisent l’angoisse des personnages, où les portes secrètes coulissent pour révéler des espaces occultes, où les portraits de famille centenaires aux visages familiers rappellent toute l’idée de dualité qui imprègne le scénario et où Kruvajan complète son passage vers le côté obscur, suivant le halo fantomatique du fanal de Javutich, par-delà le parquet, à travers les couloirs de pierre ténébreux jusqu’au cœur insondable du palais. Parce que, quoiqu’on en dise, la beauté du cinéma d’horreur classique réside dans sa faculté d’offrir une subsistance esthétique constante au public plutôt qu’une décharge d’adrénaline sporadique, et en cela, Black Sunday constitue véritablement un classique. 

Il s’agit aussi d’une référence parce que le chiaroscuro exquis qui caractérise le découpage des décors, que celui-ci transforme en espaces mystérieux, rebutants et hypnotiques, s’applique aux visages également, celui de Javutich, dont les traits creusés évoquent un seigneur zombie, celui du père, dont la surface exsangue et craquelée rappelle le sort funeste réservé aux tueurs de sorcières, mais surtout celui d’Asa. Recouvert de scorpions et creusé de profonds trous, qui suggèrent à la fois une transgression esthétique et une injustice historique, le faciès de la morte-vivante constitue une merveille conceptuelle, incarnant à lui seul toute la dualité du film, mais de tout le cinéma d’épouvante également, qui oscille entre la séduction et le dégoût, mais rarement avec le ténébreux raffinement de Steele et de Bava. 

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Critique publiée le 18 janvier 2024.