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Monster (2023)
Hirokazu Kore-eda

La fenêtre boueuse

Par Olivier Thibodeau

On suit les pas d’un d’enfant qui marche à travers un champ ténébreux, puis on regarde les camions de pompiers perturber la quiétude de la nuit. Un édifice abritant un bar à hôtesses, fréquenté par un professeur local, vient d’être la victime d’un incendie criminel. Ces deux événements sont reliés par un plan d’ensemble sur une petite ville endormie qui deviendra bientôt un leitmotiv symbolique. Mais quel est le rapport entre l’incendie, le professeur et l’enfant ? S’agit-il d’un rapport illusoire ? Ce n’est que l’un des mystères que l’œuvre nous invitera à élucider, au fil d’un triptyque rashômonesque particulièrement astucieux, signé par Yûji Sakamoto, lauréat du prix du Meilleur scénario au dernier festival de Cannes. En effet, bien que « la vérité » se donne plus facilement à cerner dans Monster que dans le classique de Kurosawa, la troisième partie servant ici de pierre de Rosette, ce sont les récits afférents qui nous intéressent, les récits inventés par d’autres pour faire sens d’une réalité qui les élude, pour permettre aux adultes de plaquer leurs propres appréhensions et leurs préjugés sur le monde de l’enfance, mais surtout sur tous les mondes marginaux dont ils peinent à accepter l’existence.

Il existe bel et bien une histoire d’abus au sein du film, qui expose les relations tendues entre divers acteur·ice·s d’un drame scolaire aux enjeux mi-imaginaires, mi-tangibles impliquant un jeune garçon, sa mère veuve, un ami de classe, le père de celui-ci, leur professeur et la directrice de leur école, qui elle-même semble avoir quelque chose à cacher. Mais cette histoire d’abus n’est pas celle que l’on croit. Ce n’est pas celle que l’on induit ou que nous suggèrent les indices subtils que dissémine le film au cours de sa première partie. En effet, Kore-eda et les deux Sakamoto (Yûji et le regretté compositeur Ryûichi, dont la partition posthume masque la rencontre cathartique de deux individus sous l’enrobage mélancolique du drame que les autres personnages projettent sur eux) nous leurrent ici pour mieux nous mettre en garde contre les jugements à l’emporte-pièce. Ils interrogent nos propres préjugés quant aux signes extérieurs d’un mal-être qu’on voudrait pouvoir expliquer d’une manière excessivement simple, ignorante de la complexité réelle de la psychologie infantile.

La rupture tonale grossière qu’on retrouve entre les deux premières parties du récit (qui correspondent respectivement aux perspectives de Saori, la mère du jeune Minato, et de M. Hori, son professeur) et la troisième (où l’on adopte le point de vue de Minato lui-même) sert à ce titre une double fonction. La noirceur qui caractérise les deux actes initiaux, lesquels se terminent sur le spectacle d’une tempête déchaînée, correspond ainsi à la noirceur perçue par les adultes, qui obscurcissent simultanément la vérité au profit d’une conception alarmiste du monde; la lumière qui éclaircit le ciel à la fin du dernier acte correspond quant à elle à l’éclatement de la vérité, mais aussi au sentiment d’allégresse que ressentent les deux jeunes protagonistes, réunis en autarcie dans les paysages naturels périphériques de la ville, mais aussi des dogmes traditionnalistes de la société japonaise. Du noir, on se dirige tranquillement vers la lumière, et c’est là que brille à nouveau l’humanisme de Kore-eda, qui comme dans Shoplifters (2018) suggère une forme de félicité issue de l’affirmation de soi en dehors des limites tracées par la société.

La première partie du récit, où l’on témoigne du quotidien de Minato et de sa mère, soucieuse de la mélancolie d’un fils qu’elle ne comprend pas tout à fait, est une affaire de mise en scène assez subtile, un portrait simultané de la proximité et de la distance qui existe entre les deux personnages. On aperçoit des cloisons dans le cadre, dont l’effet est d’aliéner l’un de l’autre malgré la relative harmonie qui règne entre elle et lui. La composition en triangle, autre renvoi au Rashômon (1950) de Kurosawa, permet quant à elle de les réunir à l’ombre de réalités périphériques qui influent indirectement leur histoire partagée, à savoir le feu du bar à hôtesses, qu’ils observent de leur balcon, et l’autel au père décédé, qui crée entre eux une fissure dont le sens nous élude encore. L’incompréhension règne, entre les personnages, mais aussi entre le public et la diégèse, que l’on observe par l’entremise desdits personnages. Or, notre méprise tient surtout à la présence d’un point de vue unique sur la situation de Minato, cadrée par le prisme d’une logique parentale protective qui nous fait interpréter chaque indice de son spleen comme une preuve de violence physique à son encontre, justifiant ainsi entièrement la croisade intentée par Saori contre les autorités scolaires, dont la maladresse à gérer la situation passe pour le summum de l’incompétence bureaucratique. Le cadre social traditionnaliste japonais influence aussi notre lecture, particulièrement en ce qui a trait à notre appréciation de M. Hori, dont on induit la perversion en apprenant qu’il fréquente les bars à hôtesses.  

Or, toutes ces postures sont remises en question dans la deuxième partie, grâce à un changement de perspective qui les fait paraître excessives, à mesure qu’on se rapproche du noyau du récit, soit la relation ambiguë entre Minato et son camarade de classe Yori. On réalise notamment que M. Hori entretient bel et bien une relation avec l’une des hôtesses du bar, mais que cette relation n’a rien du caractère sordide que lui assignaient les amies commères de Saori. Voici d’ailleurs l’une des plus importantes leçons de cette deuxième partie, soit la déconstruction de l’étiquette sociale comme barème moral. Mais il y a plus, soit la critique structurelle du jugement par inférence, que le film effectue en recontextualisant les indices de maltraitance à l’origine de la croisade intentée par la mère de Minato, mais aussi en recontextualisant plus tard les preuves d’inconduite perçues par Hori chez Minato. C’est donc la métaphore de la fenêtre boueuse, à travers laquelle les adultes tentent vainement d’apercevoir les garçons à la fin du second tiers, qui symbolise le mieux la quête des parents, puisqu’elle représente parfaitement le prisme opaque à travers lequel ceux-ci tentent de cerner une vérité qui leur échappe systématiquement au milieu de la tempête. Car c’est aussi un aveuglement volontaire qui accable ceux-ci, issu des sentiments orageux qu’ils portent comme des œillères, et qui les empêchent d’appréhender l’autre sous un angle différent, bref d’effectuer complètement l’ouverture difficile à autrui prescrite par le réalisateur, qui seul peut alors compléter l’enquête.

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Critique publiée le 13 décembre 2023.