WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

En attendant Avril (2018)
Olivier Godin

Des puissances de l'amour

Par Maude Trottier

Olivier Godin aime à décrire ses films comme des « comédies romantiques », un genre qui, évoquant les facéties d’Hollywood, fait d’emblée sourire, étant donné la facture délibérément artisanale de son cinéma. Avec ses personnages fortement caractérisés en proie à l’émoi amoureux et délibérant avec candeur sur les modalités, impasses ou manifestations de l’amour, En attendant avril est en tous les cas l’un des films du cinéaste qui trouve le plus d’écho dans l’appellation. On oubliera toutefois la mièvrerie qui est accolée au genre de même que ses facilités psychologiques. Car ici l’interprétation de l’amour est moins versée à l’analyse du soi qu’elle ne témoigne d’effets directement ressentis et immédiatement déclamés, tout en étant subsumée à une mystérieuse quête autour de « l’os qui chante », objet au pouvoir auratique voire dangereux. 

L’étiquette de comédie romantique pourrait ainsi et aussi paraître contre-intuitive à certains puisque les films de Godin s’avancent en louvoyant entre les filets de récits multiples qui nous laissent avec une impression de petits nœuds individués, de films au sujet difficile à décrire. Et de fait, En attendant avril n’échappe pas non plus à cette façon de faire. Seulement la quête de l’os qui chante s’avère ce qui permet à un ensemble de relations amoureuses de prendre place, et ce, à l’intérieur d’une enquête menée par une policière extrêmement rébarbative mais bouleversée par la rencontre avec Mithridate le Dépeupleur (Étienne Pilon), un acteur doté d’un bras de gorille et celui-là même qui possède l’objet magique. Quête et enquête : deux formes narratives classiques aux tonalités vives dont Godin s’empare en venant à la fois les briser et les rehausser, les imbriquer et les dissoudre l’une dans l’autre, se répondre à elles-mêmes. L’une s’ancre d’ailleurs dans la présence du conteur Michel Faubert par lequel s’ouvre le film. 

Ce sont ensuite, en guise de second prologue, des bribes de conversations téléphoniques qui servent à décrire les tenants et aboutissants de l’intrigue à venir autour de l’improbable objet du conte, une branche de bois sèche dont le bout ressemble à un ongle. Les questions de départ se retrouvent ainsi posées à travers un ensemble d’interlocuteur∙rice∙s, en une galerie de plans de visages respectivement encerclés par un cache mouvant, au rythme syncopé d’une dactylo et d’un saxophone. Il y a dans cette prémisse un regard porté sur les contrastes de personnalité, une attention à la différence, à ce qui fait intrinsèquement une personne et une manière de rassembler autour d’un même noyau de la pluralité. Cette pluralité ou cette diversité traversée et rassemblée par un art de la parole (pour faire écho à un autre film du cinéaste), on l’on retrouvera d’ailleurs reconfigurée à travers les couples formés tout au long du film. Et plus que la parole, c’est également le sentiment amoureux qui se voit soumis à des effets de circulation. C’est en effet parce qu’il est tombé amoureux que le premier détective de l’enquête, ce certain Dumontier (Luc Proulx), aura décidé de reléguer à la policière Haffigan (Johanna Nutter) la tâche de percer le mystère de l’os qui chante, ce qui amènera cette dernière à contempler des photos de Mithridate le Dépeupleur et à en tomber amoureuse. L’amour et la parole seraient-ils une circulation parallèle ou analogique ? Ces images de départ posent subrepticement cette question densément philosophique.


:: Florence Blain Mbaye (La Renarde)


:: Rose-Maïté Erkoreka (Éléonore Onnaberri)

Et davantage, peut-on tomber amoureux d’une photographie ? Il s’agit là de l’une des nombreuses autres petites et grandes questions débattues par les personnages principaux d’En attendant avril qui tout au long du film se retrouvent donc couplés au sein de scènes à deux souvent filmées en champ-contrechamp comme pour mieux mettre l’accent sur la façon dont chacun peut vivre l’expérience amoureuse, dans sa solitude devant l’autre. En plus du couple achoppé entre la policière et Mithridate le Dépeupleur, on y fréquente une série de configurations amoureuses aux différentes issues entre le même Mithridate le Dépeupleur et Eléonore (Rose-Maïté Erkoreka), responsable de la « Banque du brouillard perpétuel », une coiffeuse pour « salon de coiffure pour femme noire seulement » (Tatiana Zinga Botao) et Alexandre (François-Simon Poirier), le colocataire de Mithridate le Dépeupleur, acteur qui a pris la décision solennelle de ne plus se laver depuis l’échec de sa dernière relation amoureuse. Et encore, entre une serveuse de café (Ève Duranceau) pris d’un inexplicable coup de foudre envers la policière Haffigan dont le langage est affublé d’une sorte de syndrome de la Tourette. Tous impliqués à des degrés divers dans l’affaire de l’os qui chante et sous le coup de l’énamoration partagée ou non, ces personnages aux idiosyncrasies éclatantes se rencontrent, discutent, s’envisagent alors qu’ils ne se connaissaient pas forcément a priori. 

Ces discussions à saveur maïeutique et théâtrales rappellent d’ailleurs la teneur des dialogues platoniciens. Comment se produit l’amour, en quoi consiste-t-il, est-ce que l’amour du métier et l’amitié peuvent être considérés comme des formes d’amour ? Car le couplage s’étend également aux amitiés en effet et par le fait même à la résolution de préjugés raciaux dans la relation d’abord professionnelle puis au final amicale entre la coiffeuse pour femmes noires seulement et la policière Haffigan qui jugeait au départ que tenir un tel salon équivaudrait à ne pas protéger les « Chinois », dans l’hypothèse où elle les détesterait. 

Mais aux diverses formes d’amour en puissance et actives dans En attendant avril, il faudrait également compter celles du plan, de ce que le montage sait rehausser les images, créer des effets de surprise et d’ironie, celles encore des dialogues et des acteurs. Il faudrait autrement dit compter l’amour du métier du cinéma, dans ce que filmer un ciel perçu à travers des branches d’arbre et un cache ou encore un bol de citrons, de tomates, d’oignons, aussi savamment composé qu’une nature morte, comprend. Dans ce que percevoir dans telle ou telle personne un rôle qu’elle serait à même de rendre, à travers un registre de parole très écrit et en apparence éloigné d’elle, mais pourtant tapi, pressenti en elle. À cet égard, il faut souligner l’invention du personnage de l’agent Haffigan, une policière outrageusement frustrée, obstinément éprise d’ordre et buttant sur ses propres contradictions, personnage rébarbatif auquel Johanna Nutter donne une expansion absolument catharthique et un pouvoir d’attachement. Mais encore, un amour de ce que le cinéma peut se faire envers et malgré tout, par le biais figural d’objets banals devenus fantastiques et motifs signifiants par l’interposition de situations imaginées, ensemencées par la présence d’un conteur qui rappelle que la réalité se transmet au cours du temps fictionnée. Et que tous ces éléments soulevés de la réalité forment autant d’écrins à la beauté des moments vécus et des choses que l’on voit, au jour le jour. Il y a dans la résistance de ce cinéma artisanal là quelque chose comme un éloge de tout ce que l’amour peut faire à nos regards fatigués.


[Palabres]

 

8
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 26 décembre 2023.