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Killer, The (2023)
David Fincher

Un tueur comme les autres

Par Sylvain Lavallée

Difficile de ne pas être déçu dès les premières secondes du nouveau film de David Fincher, devant son générique aussi, euh, générique. Le cinéaste nous a habitué·e·s à des ouvertures d’une formidable inventivité visuelle, des bijoux formels qui savent annoncer le récit à venir en condensant ses thèmes. Même quand il préfère la sobriété, comme dans Zodiac (2007), cela est parfaitement conséquent, en phase avec l’œuvre. Le générique de The Killer, lui, consiste en un montage rapide d’éléments meurtriers : des fusils, des couteaux, du poison, des pilules, des bombes, un serpent… L’effet d’accumulation pourrait porter à l’humour, d’autant plus que le tout est agencé par des transitions visuelles d’images interpolées dignes d’un PowerPoint amateur. Sans doute que c’est bien là l’intention, rire de son propre sujet en le banalisant, et en ce sens cette séquence d’introduction anticipe bien ce qui s’en vient: un portrait ennuyeux, ordinaire, sans imagination, d’un tueur à gage perfectionniste qui s’enfarge dans la stupidité (dénoncée comme telle) de ses justifications morales. 

Difficile, aussi, devant un tel personnage, de ne pas activer son filtre « Auteur » et de ne pas y voir une forme d’auto-critique de la part d’un cinéaste aussi minutieux et obsessif que ce mercenaire interprété par Michael Fassbender, un acteur tout autant dévoué et méthodique. Il suffit de voir cette nouvelle aussi fausse que ridicule, rapportée par bien des publications dans les derniers jours [1], comme quoi il n’aurait jamais cligné des yeux devant la caméra: fausse, parce qu’il les ferme dès les premières images en essayant de ne pas s’endormir, et ridicule, parce que même quand il ne cille effectivement pas, les plans sont trop courts pour nous faire ressentir l’étrangeté d’un tel comportement. Mais de colporter cet «exploit» confirme à la fois notre vision de Fincher, de la rigueur qu’il exige de ses acteur·rice·s, et celle que nous avons de Fassbender, qui applique des préceptes que nous associons aujourd’hui (à tort) au Method acting, alors qu’il force son corps à des transformations radicales pour le bien de son rôle. Sans compter, bien sûr, le fait que cela permet de faire un peu de publicité en vue des remises de prix hivernales.

Et s’il est si difficile de ne pas penser durant la projection à ces éléments externes au film, c’est parce qu’il semble lui-même rouler sur ceux-ci. Quel est l’intérêt, sinon, d’un énième récit sur un tueur à gage déshumanisé ? Quel est l’intérêt, si ce n’est que le sujet est parfait pour la mise en scène de l’auteur (encore aussi accomplie et efficace, ce n’est pas le problème) et le personnage idéal pour un acteur qui affectionne les rôles renfermés (quand il ne joue pas carrément un androïde, comme dans Prometheus [Ridley Scott, 2012]. C’est le meilleur prétexte pour une démonstration de leur maîtrise technique, à travers un (double) autoportrait dont la portée critique s’efface devant le narcissisme de l’ensemble.

Une bonne manière d’approcher le film est de céder malgré soi à l’auteurisme et de faire la comparaison inévitable avec Se7en (1995), puisqu’il s’agit d’un nouveau scénario d’Andrew Kevin Walker (qui adapte ici le roman graphique français éponyme, écrit par Matz et illustré par Luc Jacamon). La force de ce film-culte tient en partie à son point de vue, à la juxtaposition du tempérament naïf et tempétueux de Mills (Brad Pitt) et du caractère désabusé mais lucide de Somerset (Morgan Freeman), qui servent tous deux de contrepoint au tueur, ce John Doe qui veut réveiller le monde moderne de son apathie. Malgré le cynisme parfois trop adolescent de certains dialogues, une superbe humanité y répond et donne au film sa complexité morale et philosophique. Encore avec Zodiac, nous avons un autre meurtrier anonyme, une énigme dans laquelle s’enfoncent les personnages en tentant de décoder des chiffres et des signes qui semblent s’accumuler sans jamais désigner rien de concret. The Killer emprunte plutôt le point de vue du personnage-titre, encore un homme sans nom (il enfile les pseudonymes), qui justifie ses actions par des arguments semblables à ceux de John Doe. Il ne reste alors qu’une litanie d’aphorismes contre l’humanité, narrée quasi sans interruption par une voix off monocorde, et une absence presque complète de perspectives adverses qui pourraient nous faire respirer, nous sortir de cette pensée aussi violente que banale (l’heureuse exception étant l’apparition tardive et trop brièvement salvatrice de Tilda Swinton). 


:: Tilda Swinton (The Expert) [Plan B / Paramount / et al.]

Cela dit, Fincher se distancie du personnage, notamment parce que l’image contredit souvent la narration, donne tort à la philosophie du tueur, ou du moins le confronte à ses limites. La séquence d’ouverture, à Paris, est assez remarquable à ce niveau, alors que nous suivons pendant de longues minutes la préparation du personnage, qui se vante en pensée de sa patience, de son professionnalisme, de sa méthode de travail extrêmement précise, travaillée — jusqu’à ce qu’il rate sa cible. L’échec est ironique, et vient tout d’un coup justifier la monotonie de tout ce qui précède, l’attention détaillée à la routine mécanique de ses gestes, comme s’il s’agissait d’une lente préparation pour un déraillement comique. À plusieurs reprises les pensées du tueur seront ainsi interrompues par des événements qui dérapent, échappent à son contrôle, alors qu’il passe la majorité du film à répéter « Stick to the plan. Anticipate, don’t improvise. » De même, il aime bien se dire qu’il ne faut jamais éprouver d’empathie, mais il décide pourtant de se venger des individus qui s’en sont pris à son amante, qu’il vient rejoindre après son coup raté à Paris — sa seule motivation, c’est donc cette empathie qu’il prétend ne pas avoir, son attachement et son amour envers une femme.

Le film est porté par cette ironie, par un décalage intelligent entre la narration et l’image qui maintient sur le personnage une relation d’observation amusée. Sans compter que notre tueur sans émotion écoute exclusivement la musique mélodramatique de The Smiths, exemplaire, s’il en est une, des tourments adolescents : « I am human and I need to be loved», entend-on dès la première scène, ces paroles de l’iconique « How Soon is Now? » ne peuvent que tirer un sourire dans le contexte. Mais malgré tout cela, l’humour peine à ressortir tant la mise en scène inspire au Sérieux et tant le potentiel autodérisoire d’un acteur comme Fassbender est à peu près inexistant (après tout, il ne cligne pas des yeux). En outre, le caractère auto-critique apparait des plus limités : le cinéma, y compris celui de Fincher, nous a déjà répété maintes fois, et de façon plus brillante, que la meilleure façon de se retirer de l’humanité est de nier celle des autres, et qu’il est impossible de tout contrôler car la vie est par nature imprévisible, indomptable. Ce n’est pas seulement la philosophie du tueur qui apparait clichée : le fait même de la présenter comme tel tient aussi, déjà, d’un cliché. Et à ce point, on peut se demander si on n’essaie pas aussi de se moquer du fait qu’il n’y a rien de plus cliché qu’une autre œuvre de Fincher sur un tueur anonyme et déshumanisé. 

Si The Killer déçoit autant, c’est donc parce que l’un des plus grands cinéastes américains du moment a décidé de ne plus porter son regard sur notre contemporanéité, qu’il sait pourtant disséquer avec une acuité foudroyante, et qu’il a plutôt pointé sa caméra sur son propre cinéma, dans un exercice aussi vain que superficiel. Nous pouvons nous amuser à repérer tous les traits fincheriens habituels — en particulier la paranoïa dans un régime de surveillance permanente et de corporatisme envahissant — mais dans le contexte, ils apparaissent plus comme des clins d’œil de connivence. Et surtout, il ne reste rien de ce qui fait normalement la force de son cinéma, c’est-à-dire la tension entre la fascination et la résistance, entre la curiosité maladive envers ces hommes maléfiques qui agissent comme des trous noirs aspirant toutes nos convictions morales, et la lutte pour tenter d’y échapper, pour ne pas se laisser anéantir en essayant de les appréhender. Il ne reste que cette figure générique et anodine annoncée par le titre : un tueur, quoi.

 

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Critique publiée le 28 octobre 2023.