WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Bottoms (2023)
Emma Seligman

High School Baby

Par Olivier Thibodeau

Bottoms, c’est le fruit d’une rencontre fructueuse entre deux binômes excitants, mais un peu mésestimés dans le paysage du cinéma de genre contemporain. D’un côté: Emma Seligman et Rachel Sennott, réalisatrice et vedette du savoureux Shiva Baby (2020), dont le génie comique tranchant et le sens aiguisé de la satire sociale demandaient à déborder d’un certain microcosme judaïque; de l’autre: le couple de producteur·ice·s formé par Elizabeth Banks et Max Handelman, dont les amusants pastiches de films pour adolescents grand public (Pitch Perfect [2012], Cocaine Bear [2023]) manquaient un peu de saveur, pour ne pas dire d’esprit. Le yin et le yang se rencontrent, et ça donne une œuvre parodique délicieusement rafraîchissante, cathartique par moments, mais surtout parfaitement délirante, dont on pardonne les quelques raccourcis scénaristiques pour le pur plaisir que nous procurent, scène après scène, ses hilarantes caricatures et l’énergie débordante de ses interprètes. 

Déjà, la prémisse est irrésistible : profitant de la rumeur voulant qu’elles aient passé l’été dans une maison de correction, deux amies lesbiennes, impopulaires et maladroites (Rachel Sennott et Ayo Edebiri), décident d’organiser un fight club dans leur école secondaire sous des prétextes féministes, mais dans l’intention réelle d’y appâter les deux meneuses de claques de leurs fantasmes (Havana Rose Liu et Kaia Gerber). Elles auront pourtant maille à partir avec les jocks de football parfaitement ridicules dont les effigies ornent tous les murs de l’école, et dont elles menacent la popularité, se retrouvant finalement à devoir les sauver, à l’occasion d’un climax improbable où le sang gicle à souhait, mais sans totalement satisfaire.  

Il est dur ici d’éviter la comparaison avec Superbad (Greg Mottola, 2007), film hyper-masculin auquel Bottoms pourvoit une contrepartie féminine fort appréciable. La prémisse des deux films, où un duo de «losers» élaborent un plan retors pour baiser les filles de leurs rêves, se ressemblent en effet étrangement, leur écriture crue multiplie les grossièretés au même rythme effrénée, et l’humour irrévérencieux qui les anime fait mouche systématiquement, grâce au concours d’une distribution extrêmement dédiée que domine une vedette mémorable. Cette vedette, c’est Senott (aussi co-scénariste), qui s’impose avec une aisance naturelle et un aplomb presque impérieux dans chaque scène, un peu comme Jonah Hill dans le film de Mottola, grâce auquel il s’était d’ailleurs retrouvé chez Scorsese. On pourrait presque dire qu’il s’agit ici d’un véhicule rien que pour cette comédienne fantastique, qu’on voit déjà devenir une vedette. Et comme c’était le cas avec le Seth de Jonah Hill, son charisme débordant ne parvient jamais tout à fait à pardonner l’égoïsme primordial et le manque de compassion de son personnage, qui se pose en quelque sorte comme une antihéroïne féministe, dont la posture quasi impénitente évoque un désir d’émancipation de cette image de bonne femme bonasse qu’elle brandit comme un leurre. 

En fait, toute la notion de solidarité féminine joue ici allègrement dans les platebandes du cinéma masculin, qui lui non plus ne s’embarrasse pas de discussions cathartiques à cœur ouvert, telles qu’ironisées par la réalisatrice à l’occasion d’une fausse scène de « confession » à la Picture Perfect (Glenn Gordon Caron, 1997) où les protagonistes se réunissent solennellement pour parler de choses sérieuses entre femmes rien que pour désamorcer la situation avec quelque pitrerie inattendue. Le processus de communion par le combat se concentre quant à lui dans un montage tout droit sorti de Fight Club (David Fincher, 1999), où la confiance en soi des personnages augmente au gré des blessures flagrantes qu’elles portent avec fierté. Finalement, l’érosion des rapports entre les fourbes protagonistes et les femmes qu’elles ont roulées se résolve de la même façon thaumaturgique que dans les scénarios classiques, avec des excuses magiques qui rallient soudainement tout le monde à leur cause. Et ce, nonobstant le calvaire de certains personnages réellement vulnérables, particulièrement le Hazel de Ruby Cruz, qui se profile un peu comme une cinquième roue à la McLovin, mais sans qu’on lui réserve de triomphe final. 


:: Ayo Edebiri (Josie) et Rachel Sennott (PJ) [Brownstone Productions / MGM / Orion Pictures]

Notons aussi que, si les préoccupations queer auxquelles s’intéressait la réalisatrice dans Shiva Baby pénètrent ici de façon tonitruante dans l’univers codé du cinéma pour adolescents, ce n’est pas seulement pour remettre en question l’hétéronormativité qui y règne, mais aussi pour rappeler la place qu’occupent les meneuses de claque dans son économie scopique, question de mieux les soustraire au regard masculin. À ce titre, on remarque la tendresse irrésistible et la douce féérie de la scène d’amour entre Ayo Edebiri et Havana Rose Liu, qui offre un contraste salutaire avec l’iconographie sexuelle déprimante et phallocentrique qu’on retrouve généralement dans le film pour adolescents. Et bien que l’accouplement entre la protagoniste et «la belle fille» de son école constitue un enjeu narratif parfaitement banal, celui-ci s’inscrit dans un horizon parodique principalement mimétique. 

En somme, c’est avant tout dans un exercice de représentation superficiel et grossier, mais bruyamment revendiqué, que brille Seligman. Les icônes classiques de l’Americana adolescent sont si propices à la caricature après tout, que s’y vautrer de manière aussi excessive évoque presque une forme de lucidité transcendante. Mais c’est aussi pour le potentiel cathartique de cette caricature que le film fonctionne, répartissant le poids du ridicule entre tous les membres de l’écosystème scolaire, incluant sa noblesse intouchable et les autorités scolaires qui lui permettent d’asseoir son pouvoir. À ce titre, on se délecte de l’iconographie saugrenue entourant le quart-arrière de l’école, Jeff, une chiffe molle qu’on voit s’exhiber à moitié nu sur des affiches qui tapissent les murs, dont le pupitre est doté d’une plaque nominale, dont le boitement théâtral après avoir été effleuré par le parechoc des protagonistes est digne de Michael Scott, et dont l’armée de laquais sont tous parfaitement flagorneurs. Et cela sans compter sur la scène mémorable avec le directeur, qui invite les « ugly, untalented gays» que sont PJ et Josie dans son bureau pour les réprimander pour le «crime» qu’elles ont commis à l’encontre de Jeff. 

Mais les singeries ne seraient rien si ce n’était de la qualité de l’interprétation, qui leur permettent de prendre une dimension humaine. Et c’est aussi là que Seligman, et sa monteuse Hanna Park (Shiva Baby), se démarquent, parvenant à tirer le meilleur d’une distribution assez diversifiée, qui inclut le joueur de football professionnel Marshawn Lynch, connu spécifiquement pour son aversion envers les médias  la NFL avait même imposé à Lynch une amende de 50 000$ pour avoir refusé d’entretenir les journalistes durant la saison 2013. Dans le rôle de M. G, un enseignant blasé et sanguin, frustré par son récent divorce, l’ancien running back des Seahawks semble parfaitement à l’aise  surtout que sa performance est majoritairement improvisée  , juste assez décalé et empressé de livrer ses perles de sagesse tordues. Son personnage sert même de pivot central dans le récit, alors que son enthousiasme variable pour le fight club des héroïnes modifie la dose de féminisme qu’il inclut dans ses cours. Le jeune acteur télé Miles Fowler se distingue aussi dans le rôle de Tim, le sbire principal de Jeff, et dont l’enthousiasme qu’il affiche à l’écran reflète parfaitement le zèle qu’il déploie dans son rôle de laquais, atteignant parfois de surprenants sommets opératiques. En somme, on pourrait dire qu’on assiste ici à la formule de Shiva Baby appliquée au cinéma pour adolescents, et c’est précisément cela qu’on était venu voir: des acteur·ice·s et des dialogues irrésistibles, débordant de cette verve satirique si indispensable à une représentation lucide des traditions absurdes autour desquelles nous avons bâti notre quotidien. Et si Seligman ramène pour l’occasion la vedette et la monteuse de son précédent film, elle ramène également sa directrice photo Maria Rusche, qui complète une équipe de choc, qu’on espère maintenant voir conquérir tout le cinéma états-unien grand public. 

8
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 13 septembre 2023.