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Kagerô-za (1981)
Seijun Suzuki

Des multiples fantômes de Suzuki

Par Thomas Filteau

Délaissant l’esthétique du film de bandit qui avait caractérisé toute la première partie de sa carrière à la Nikkatsu, Seijun Suzuki développe avec Kagerô-za son cinéma post-studio, ne perdant rien de sa décadence ou de son inventivité formelle tout en se déliant des contraintes commerciales vampiriques qui avaient pu mener à son ostracisation du milieu cinématographique japonais pendant une décennie. Après la sortie de Branded to Kill (1968), la Nikkatsu, maison de production qui avait employé le réalisateur à la création de films de commande de série B depuis 1956 (à raison d’au moins trois longs métrages par année), l’avait brusquement renvoyé, citant comme justification l’opacité apparente de son dernier récit ainsi que la piètre réception critique et commerciale entourant sa sortie. « Seijun Suzuki est un réalisateur qui fait des films incompréhensibles. Alors, ces films ne sont pas des films de qualité. Il est honteux pour la Nikkatsu de projeter ses films. La Nikkatsu ne peut se parer de l’image de créatrice de films incompréhensibles » [1], avait déclaré Kyusaku Hori, président de la Nikkatsu de l’époque, pour légitimer l’éventuelle interdiction de projection que la maison de production allait apposer à ses films.

Près de quinze ans après les évènements l’ayant opposé à la Nikkatsu apparaît Kagerô-za. Troisième film réalisé suite à son renvoi, et seconde partie de la « trilogie Taisho », cycle formé d’adaptations filmiques de nouvelles japonaises se déroulant entre 1912 et 1926, le film se dessine comme une histoire de fantômes, où la présence spectrale devinée est autant celle des revenants fictifs que du passé trouble de Suzuki vis-à-vis de l’industrie cinématographique japonaise.

Difficile de raconter Kagerô-za avec certitude ou assurance, sans en exorciser la densité narrative, tant sa prémisse labyrinthique s’inscrit sous le signe du rêve éveillé, interrogeant la persistance des morts à même le monde des vivants et insistant sur la persistance d’un climat onirique débordant dans les moments d’éveil. Néanmoins, le récit démarre par une rencontre, celle du dramaturge Matsuzaki (Yūsaku Matsuda) et de la mystérieuse Shinako (Michiyo Okusu), alors que cette dernière lui exprime sa crainte de rendre visite à une amie hospitalisée. C’est qu’en elle subsiste une crainte, puisqu’une vieille dame, marchande ambulante de fruits, lui aurait chuchoté lors de son dernier passage vendre sous l’apparat de simples cerises l’âme des jeunes femmes récemment mortes. Puis lorsque Shinako prélève de l’ouverture de sa bouche le même fruit occulte pour le tendre à Matsuzaki, il est clair que se joue ici un obscur jeu de séduction, et que la jeune femme évolue également dans l’espace souterrain du surnaturel.

Mais si les fantômes de Suzuki sont aussi difficiles à définir, c’est qu’ils partagent avec les vivants une indéniable corporéité, celle-ci réitérée par les récits de vomissures et d’incorporations gloutonnes, puis par la bande-son qui fait surgir par surprise les tintamarres de corps péteurs, signes d’une grivoiserie irrévérencieuse toujours présente chez le cinéaste sans qu’elle n’apparaisse comme triviale délivrance comique. Car le non-sens qu’invoquait Hori comme le bris dans une machine de narration commercialisable se présente dans l’œuvre tardive de Suzuki comme le bris d’une démarcation entre le plaisir immédiat de l’image érotique ou violente du film de genre et l’austérité formelle caractéristique d’un cinéma qui tend à repousser la narration linéaire. Kagerô-za se présente ainsi comme un rêve fiévreux, signalé par son titre que l’on pourrait traduire par « Le théâtre des brumes de chaleur ». Dans l’indistinction du rêve éveillé, où l’hallucination se poursuit alors que les yeux sont à demi clos, Suzuki rappelle que les spectres ne se situent pas à l’opposé des corps, que l’image n’exclut pas le sens, mais qu’il existe des instants (comme ceux du cinéma) où se tisse un renversement, un moment de suspension dans un non-lieu entre la fiction et le réel. Difficile de savoir si les fantômes viennent à nous, ou si nous avons nous-mêmes effectué un voyage orphique dans leur demeure.


:: Michiyo Okusu (Shinako) et Yūsaku Matsuda (Matsuzaki) [Cinema Placet]

Si l’étrange Shinako se présente d’emblée comme résidu fantomatique, elle se révèle aussi être la femme d’un mécène bien connu du protagoniste, un patron des arts nommé Tamawaki, figure inquiétante de chasseur aux lunettes noires qui méprend (ou prétend méprendre) le protagoniste pour sa proie lors d’une chasse et instigue une relation d’hostilité dans l’apparente complicité du processus d’arrivée à la création. Car Kagerô-za s’inscrit finalement sous le signe d’une angoisse quant au contrôle ambigu porté par la collaboration commerciale dans le mouvement de production théâtrale ou filmique. Alors que le dramaturge reçoit une lettre l’invitant à voyager à Kanazawa pour assister au double suicide d’un duo amoureux inidentifié, se distingue chez Matsuzaki une nouvelle angoisse : « Et si la lettre le concernait directement ? », comme si son avenir et sa mort potentielle s’avéraient une mise en scène préparée à son insu. L’ambiguïté se joue alors entre le contrôle d’une agentivité créatrice, celle qui saurait composer son propre récit, et l’impression de n’être, sous la figure du créateur, qu’un pantin reproduisant un texte rédigé par une tierce force. La tension culmine en une séquence finale magnifique et improbable dans laquelle les protagonistes observent la suite de leur récit mis en scène dans une pièce de théâtre interprétée par une foule d’enfants. Entre jeu libre et reprise fidèle, on signale tour à tour que les paroles entonnées sur scène sont le fruit d’une totale improvisation, bien qu’un instant plus tard, un jeune acteur s’immobilise, avouant l’oubli d’une réplique. Puis la pièce prend progressivement la forme du théâtre classique japonais bunraku, basé sur l’usage de marionnettes, où le pantin est remplacé par un corps humain manipulé, ventriloqué. Qui s’avère instrument, et où s’agite la main qui en use ?

Alors que la scène théâtrale implose et s’effondre, que l’auteur se perd dans les confins d’une histoire, son histoire, à la fois subie, écrite contre son gré, se présente l’espace encore vacant d’un récit à découvrir. Davantage qu’un simple film de règlement de compte, Kagerô-za se présente surtout à l’image d’un saut dans le vide, en tant que pratique autoréflexive sur la posture de création en tant que négociation des pouvoirs à l’œuvre. Mais il s’agit aussi d’un geste d’une liberté sans bornes, où l’incompréhensibilité initiale qui apparaissait comme la perte de valeur du premier cinéma de Suzuki tente de se dessiner en tant qu’une fuite tant attendue d’une production teintée d’intentions mercantiles. Refusant ici toute distinction entre les vivants et les morts, entre la contrainte et la page vierge, entre le songe et l’éveil, le cinéaste tisse la scène utopique et anxiogène d’une création indépendante. Force est d’admettre que sous l’opacité de sa narration, Suzuki trouvera toujours le dernier mot de son cinéma de l’excès à même le plaisir sensible d’une image, impossible à simplifier par la teneur symbolique d’un sens à déceler.

 

 


[1] Daisuke Miyao. « Dark Visions of Japanese Film Noir » In : A. Phillips et J. Stringer (dir.) Japanese Cinema : Texts and Contexts. Londres, Routledge. 2007. p. 194. [Ma traduction.]

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Critique publiée le 1er juillet 2023.