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How to Have Sex (2023)
Molly Manning Walker

L’éducation sentimentale et sexuelle

Par Louise Bertin

On pense d’abord à une version britannique et un peu trash du teen movie, avec ses scènes de fêtes où l’alcool coule à flot, ses bikinis fluorescents et son lot d’adolescent·e·s surexcité·e·s. Ici, elles sont trois copines d’à peine 17 ans, Tara, Em et Skye, parties en vacances en Crète dans une station balnéaire remplie de jeunes Britanniques venu·e·s comme elles profiter de l’été avec trois principes érigés en défis : faire le plus la fête, boire le plus d’alcool, faire le plus l’amour. Elles rencontrent des compagnons de beuverie, les soirées s’enchainent, les gueules de bois aussi, mais rien ne semble pouvoir freiner la petite bande, qui compte bien profiter de ce «spring break», présenté comme «les meilleures vacances de [leurs] vies».

How to Have Sex, premier film de Molly Manning Walker, lauréat du prix Un certain regard au dernier Festival de Cannes, démarre sur les chapeaux de roue, fidèle à sa promesse initiale d’un été chaud et moite. Les lumières criardes des néons et des téléphones éclairent les visages maquillés et les corps en sueur d’avoir trop bu et trop dansé. La caméra nous plonge dans cette foule informe de fêtes à répétition et de boîtes de nuit où l’on se perd, le tout accompagné d’une musique électro commerciale : pas de doute, nous sommes bien arrivé·e·s au paradis de la consommation juvénile, qui très vite se révèle cauchemardesque. Car l’insouciance d’une semaine de vacances n’efface pas les angoisses, révélées entre deux shots, un vomi sur la route du retour et une barquette de frites au fromage englouties pour éponger : les résultats du baccalauréat vont tomber et si c’est un échec les possibilités d’avenir vont se réduire ; que va-t-on faire alors de sa vie d’adulte ?

Cette question de l’avenir professionnel est particulièrement stressante pour Tara, superbement interprétée par Mia McKenna-Bruce, tout comme celle de la sexualité, à laquelle le titre du film fait écho, dans un didactisme ironique qui se révélera grinçant. Si ces vacances sont synonymes de frivolité, elles ne sont pas moins un rite de passage dans l’éducation sexuelle de la jeune fille : encore vierge, elle est poussée par ses amies à profiter de cette occasion pour enfin entrer dans le club si désiré des « vraies » femmes, libérées de l’énorme pression sociale de la première fois. Le regard pailleté de Mia McKenna-Bruce se voile petit à petit, pris dans ces questionnements, pour finalement laisser poindre une inquiétante étrangeté, comme une dissociation d’elle-même déjà à l’œuvre. Séduite de façon grossière par Paddy, un jeune anglais rencontré à l’hôtel qui lui arrache un « oui » incertain, elle cède à un rapport expéditif sur la plage en marge d’une soirée.

La déflagration est sourde, comme étouffée par le bruit des fêtes. Le lendemain, lorsqu’elle marche dans les rues balnéaires jonchées de déchets, la gueule de bois nous prend nous aussi. À quoi vient-on d’assister exactement ? La première partie du film avait subtilement instauré cette solitude dans laquelle va tomber Tara, en partie nourrie par la compétition avec son amie Skye, qui la pousse à prendre sa virginité, non sans moquerie, et dont la jalousie se réveille lorsque son amie attire plus de regards masculins qu’elle. L’impressionnante interprétation de McKenna-Bruce relève de la complexité des sentiments contradictoires, qui basculent en quelques secondes, entre envie et peur, exaltation des célébrations et danger des excès. L’injonction à la sexualité et à la légèreté plonge le personnage, et nous avec, dans un abîme de vulnérabilité, où le consentement éclairé semble impossible. De ce rapport expéditif et sans plaisir sur la plage découle la deuxième partie du film, pendant laquelle Tara se referme sur elle-même tout en essayant de donner le change. Elle continue à fréquenter la même bande, à boire et rigoler, mais quelque chose s’est brisé, sans qu’elle sache ou réussisse à verbaliser elle-même ce dont il s’agit. Le vertige est immense, et il ne fera que s’accentuer lorsque Paddy viendra retrouver Tara dans sa chambre quelques jours plus tard pour la réveiller et coucher avec elle, alors qu’elle lui dit à plusieurs reprises qu’elle dort. Glaçante et terriblement commune, la scène tournée en plan fixe depuis le côté du lit nous laisse exsangues, témoins forcés de la catastrophe annoncée.

La réussite de How to Have Sex repose en partie sur la force d’écriture d’un scénario terriblement banal et réaliste. Les violeurs ne sont pas des pervers qui attendent les femmes, cachés derrière un buisson. Ils se glissent dans leur lit alors qu’il y a du monde dans la pièce d’à côté, font semblant de ne pas entendre le « non », les utilisent pour se soulager et repartent. Tara et ses amies font elles aussi leurs valises, trainent au duty free de l’aéroport et rentrent finalement à la maison. Le mot « viol » n’est jamais prononcé (il l’est rarement dans ce genre de cas, représentatif de la majorité des violences sexistes et sexuelles) et pourtant la réalisatrice regarde la réalité de la violence en face, sans jamais porter un regard surplombant sur son personnage, sans jamais la juger. Ici, pas de cris ou de sanglots sans fins, le drame est latent et la banalité du mal soulignée par une mise en scène constamment maîtrisée, qui impressionne pour un premier long métrage.

Les applaudissements prolongés après la projection cannoise et le prix remporté par le film permettent un espoir bienvenu : la représentation de l’éducation sentimentale et sexuelle change, celle de la violence aussi. Directrice de la photographie sur de nombreux courts métrages et clips avant de réaliser, Molly Manning Walker convoque des images profondément justes pour dire la violence de l’apprentissage de la vie d’une jeune femme. Le film nous embarque nous aussi dans ce voyage faussement festif aux allures de rite initiatique, dont la chute est vertigineuse. 

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Critique publiée le 10 juillet 2023.