WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Pires, Les (2022)
Lise Akoka et Romane Gueret

Pour le meilleur

Par Louise Bertin

Comme un écran dans l’écran, la première image du film se détache comme un encadré sur fond noir, montrant un casting où un jeune homme, casquette à l’envers et sacoche en bandoulière, a l’air mal à l’aise : « Je dois faire quoi là? ». Une voix, qu’on devine être celle du réalisateur, le rassure. Iels seront quatre à se succéder sous nos yeux: Jessy, Maylis, Ryan et Lily. Après ces présentations s’affiche le titre du film: Les Pires. Prologue aux allures de fausses coulisses, cette introduction installe dès les premières images la mise en abîme développée par les deux réalisatrices, Lise Akoka et Romane Gueret. Un film est en train d’être tourné dans la cité Picasso de Boulogne-sur-Mer, dans le nord de la France. Le cinéaste diégétique fait appel à des non-professionnel·les et choisit au terme d’un long casting quatre enfants et adolescent·e·s pour interpréter les rôles principaux. Pourquoi eux? C’est la question que tout le monde se pose dans le quartier.

Jouant habilement sur les frontières entre fiction et réalité, le film s’inscrit dans la lignée du court métrage des deux réalisatrices, Chasse royale (2016), qui racontait l’histoire d’un casting sauvage dans la même cité. Ici, elles s’intéressent également aux semaines de tournage et à la cohabitation entre l’équipe du film et les habitant·e·s, le temps d’un été. Des gens qui ne se seraient probablement jamais rencontrés vivent les aléas de cette expérience commune unique, constituant une joyeuse bande à mi-chemin entre la troupe de théâtre et la colonie de vacances, partageant les mêmes péripéties et rebondissements. Mallory Wanecque (Lily) et Timéo Mahaut (Ryan) impressionnent et s’imposent avec leur accent du nord et leur regard clair et perçant. Le film nous propose plusieurs niveaux de lecture et plusieurs strates narratives, parmi lesquels on navigue sans se perdre. Marquant le passage de l’individuel vers le collectif, la caméra effectue des plans larges pour filmer le tournage et les équipes, puis des plans resserrés sur les visages percutants de ces adolescent·e·s dans l’intimité de leur chambre, dans leur réalité familiale, sociale, amoureuse. Au rythme des rumeurs et des publications Facebook relatant la vie locale, iels s’aiment, se disputent, se battent, s’amusent parfois. Iels tentent de vivre leur vie dans un monde hostile, dont l’horizon se limite souvent aux barres des immeubles.

Depuis La haine de Mathieu Kassovitz en 1995, le cinéma français filme les banlieues, avec plus ou moins de réussite et de complaisance. Violence, misère sociale, mais aussi solidarité et tendresse semblent régir ce sous-genre, qui ne recule pas devant une forme d’esthétisation des clichés. Ce que l’on serait tenté·e·s d’appeler, non sans raccourcis et généralisations, des « films de banlieue » se déclinent en plusieurs catégories, dont la plus visible met en scène de façon volontairement spectaculaire un affrontement entre les cités et les institutions, notamment politiques. Récemment, Athena (2022) de Romain Gavras, Les Misérables (2019) de Ladj Ly ou encore BAC Nord (2020) de Cédric Jimenez ont voulu montrer cet affrontement de la marge et du centre à grands renforts de tension scénaristique et de cascades enflammées. Loin de prétendre ici dresser un panorama exhaustif du mouvement, il est intéressant de noter qu’à côté de ces films, certain·e·s cinéastes revendiquent une vision plus intimiste, qui se plonge dans les tourments d’histoires individuelles cabossées, marginalisées. Filmer l’enfance et l’adolescence est pour cela un moyen parfait et fascinant : capter les années d’apprentissage permet d’observer comment se constituent les mécanismes sociaux, comment ils s’impriment, sont embrassés ou rejetés par les personnages. On pense alors, devant Les Pires, à Bande de filles (2014) de Céline Sciamma ou à La tête haute (2015) d’Emmanuelle Bercot, qui ne sont pas non plus exempts de complaisance, mais qui résonnent ici dans leur choix de se plonger, au-delà des clichés, dans l’intimité des jeunes et de leur vie quotidienne.


:: Timéo Mahaut (Ryan) et Johan Heldenbergh (Gabriel, le réalisateur) [Les Films Velvet]

Là où Lise Akoka et Romane Gueret se distinguent, c’est dans leur capacité à constamment interroger les ressorts de la fabrication d’images et de récits cinématographiques dans ce contexte particulier. Plus qu’une fiction sur les jeunes des cités, Les Pires pourrait se définir comme un film sur la façon de les filmer. Loin d’être un objet de réflexion pure ou une méta-analyse prétentieuse, c’est au contraire un travail de distanciation intelligent, qui ne prend ni les spectateur·rice·s ni les acteur·rice·s pour des idiot·e·s. L’incarnation de cette mise à distance se fait par la figure du réalisateur, interprété avec beaucoup de justesse par Johan Heldenbergh. Il est montré au début comme doux, compréhensif et sincèrement intéressé par les enfants qu’il rencontre. Il les encourage à s’exprimer « avec [leurs] propres mots », dans ce qui semble être un travail collectif et joyeux. Mais il se révèle aussi manipulateur, jouant sur les faiblesses et les vulnérabilités de ses acteur·rice·s. Lors du tournage d’une scène de bagarre, il n’hésite pas à appuyer là où ça fait mal pour que les enfants « sortent » le meilleur d’eux-mêmes dans leur jeu, non pas de leur fait, mais par un arrachement violent, comme un vol de leur colère et de leurs sentiments. Sans manichéisme qui consisterait à en faire un stéréotype de réalisateur abusif, il est exposé dans toute sa complexité, à la fois sincère et ridicule, profiteur et bienveillant. Il est celui qui donne une voix à des enfants que personne n’écoute, mais aussi celui qui vampirise leurs histoires.

Miroir entre la vie et le cinéma, l’œuvre d’Akoka et Gueret pousse la mise en abîme jusque dans l’existence des personnages du film dans le film. Lily, Ryan, Jessy et Maylis jouent des adolescent·e·s confronté·e·s aux mêmes problèmes qu’eux·elles : la prison à 17 ans, la perte d’un frère, la peur de l’abandon, l’absence d’une mère. Iels interprètent aussi leurs angoisses sexuelles, cristallisées dans la scène où Lily et Jessy doivent jouer une scène d’amour. Les réalisatrices explorent ainsi les questions qui entourent la sexualité de ces adolescent·e·s, ballotté·e·s entre sexisme permanent, peur de la mauvaise réputation et injonction de performance, du côté masculin comme féminin. Le tournage a ici quelque chose d’à la fois cathartique et performatif : on joue pour se libérer, mais aussi pour s’affirmer dans son identité. Naviguant entre fiction et documentaire, Les Pires est un film qui convainc par son honnêteté et son humilité devant son sujet, sans faire l’impasse sur un vrai travail de mise en scène et de direction d’acteur·rice·s. Embrassant les complexités de son scénario avec nuance et justesse, il se moque de lui-même et s’interroge sur les liens entre cinéma social et milieux défavorisés, au-delà de l’exercice narratif.

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Critique publiée le 22 mai 2023.