WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Beau is Afraid (2023)
Ari Aster

L’ascenseur est brisé

Par Mathieu Li-Goyette

Beau ne veut pas voir sa mère. Elle l’appelle. Il regarde. Son psy devant lui sourit, d’une sorte de fente inquiétante qui lui divise le haut du bas de la tête. Sa tête, le psy ne semble pas l’avoir déjà perdue — ou à tout le moins c’est son travail de faire comme s’il l’avait toujours —, pas comme Beau qui s’enfouit dans la sienne et qui imagine sans cesse celle de sa mère, d’abord invisible, hors champ, tête flottante sans corps au bout du fil et du répondeur, qui attaque, pique, apostrophe, demande et exige du fils sa présence.

C’est l’anniversaire de son père en même temps que c’est celui de sa mort et puisque Beau n’a jamais connu son géniteur, qu’il ne connait de lui que la sordide histoire de sa mort (par coït), le fils panique et le psy le secoue d’un coup de nouvelle pilule. Beau devra en avaler chaque jour, très obligatoirement avec de l’eau, comme une sorte de gremlin anxieux au bord de la crise.

Beau est une créature urbaine accro aux antidépresseurs, un portrait type de l’aliénation contemporaine gonflé jusqu’aux limites de l’éclatement. Tout chez lui déborde. Ses vulnérabilités, sa subordination à la famille, aux médicaments, des traits de la névrose que Ari Aster a déjà dépeinte dans Hereditary (2018) et Midsommar (2019), à la différence qu’ici ils sont au service d’une comédie absurde, hyperfreudienne, et dont les tares familiales empêchent encore toute inscription dans la communauté.

Obsédé par la biologie mortelle du sexe de son père absent, terrifié par la psyché manipulatrice de sa mère carriériste, Beau est, comme les autres protagonistes d’Aster, une victime de la chimie parentale à laquelle le cinéaste répondait par l’horreur internalisée (la maison de Hereditary) ou la fuite du domicile vers l’inquiétant inconnu (la secte païenne de Midsommar), extrapolations du type elevated horror dont il est devenu l’un des chantres et le plus sadique d’entre tout·e·s. Têtes coupées d’une fillette, d’une mère, petit copain enfermé dans une peau d’ours, parents morts asphyxiés au carbone le visage duct tapé, vieux corps se fracassant en bouilli contre un rocher, le fil conducteur de l’horreur d’Aster est de l’ordre de l’identification défigurée, de la fin de la reconnaissance de soi et des autres. C’est une terreur qui aspire la confiance d’être, d’agir et avec elle l’humanité de ses personnages devenus victimes d’un climat de méfiance constant où la mort, même accidentelle, n’a rien de surprenant sinon dans cette violence spectaculaire qu’il se plaît à organiser.

Sadique, l’horreur d’Aster prête ici sa mécanique à un récit moins effrayant mais tout aussi pervers, à la différence de ce ton surréaliste où baigne la ville (une Montréal uquamienne drôlement maquillée), pleine de personnages loufoques et poussifs, qui s’entassent dans la rue séparant l’appartement de Beau du reste du monde. Ainsi chaque sortie lui est pénible, lui qui s’isole socialement parce qu’il habite un corps déglingué, tenu par sa mère, hanté par son père, et qu’à chaque rencontre il craint la réaction de l’Autre, moins son jugement (car il n’y a pas de morale chez Aster) que sa pure réaction sous forme d’attaque verbale ou physique, à la manière d’un empêchement d’existence où Beau ne désirerait être qu’un individu fragile qu’on laisse exister dans toute sa fragilité.
 


 

Or la vie n’a rien pour accommoder Beau. Au contraire tout semble s’ériger contre lui, dans une sorte de paranoïa fantaisiste où Aster s’approche tout à coup de Charlie Kaufman et de sa misanthropie inventive, privilégiant une mise en scène orchestrée qui rend absurde le quotidien pénible de cette ombre d’homme. Le rapport au surréalisme qu’entretient ici Aster, qu’on sentait poindre déjà dans les scènes de champignons psychotropes de Midsommar, se matérialise dans un fantasme aliénant où tout tourne mal, où toutes ses pires peurs bravent leur interdiction, leur impossibilité, leur bannissement du plausible, dans une outrance freudienne où tout ce qui n’a pas été désiré sera très exactement mis à l’ordre du jour dans une succession d’éboulements comiques où les cadavres finissent par être exquis.

Ce qui, éventuellement, fait émerger le problème chronique de cette histoire, à savoir sa passivité parfois déconcertante (car Beau ne fait que subir et s’enfuir vers l’endroit qu’il désire le moins du monde — la maison de sa mère), qui réitère l’obstination d’Aster à priver ses personnages de toute forme d’autodétermination. Profondément au service d'un discours sans grande profondeur, Beau est un avatar de la victimisation, au point de ne pas être grand-chose sinon une fabrication cynique de l’existence contemporaine, sans réelle issue ni capacité à se réinventer alors que son metteur en scène, lui, s’évertue à le faire, à ne surtout pas nous livrer un film d’horreur même si son style tend irrémédiablement vers le genre et ses inhérentes manipulations. Aster cherche le salut de son cinéma, mais persiste à le faire au détriment de tout ce qu’il touche.

Ne reste alors à Beau que d’observer, s’enfuir tout en se laissant faire, avec un Joaquin Phoenix expert de son jeu de sourcils (comme Florence Pugh avant lui) ; vieilles, détendues, froncées, les barres velues qu’il a au visage scrutent abasourdies dans leurs variations triangulaires toute la dégringolade qu’il expérimente. Phoenix se laisse traîner par sa carcasse qui ne semble plus vraiment lui obéir, son corps alourdi par la gravité d’un monde où toute interaction est d’une pesanteur démesurée, manœuvré par les ficelles d’Aster qui ne cessent de le faire avancer avec des inputs psychiques qui mènent vers des outputs psychotiques ; Beau/Phoenix n’est finalement qu’un robot de chair, configuré par une parentalité perverse, crinqué par un monde déréalisé et poussé à foncer droit vers le mur.

De cette mécanique de la motricité manipulée, Aster peine à tirer le vrai film personnel proclamé par sa scénographie. Il ne parvient toujours pas à se montrer vulnérable de quoi que ce soit, caché derrière trois heures de métrage, incluant son long entracte banlieusard qui ne parvient jamais à se montrer utile au-delà de l’exemplification complaisante ; il se satisfait des pistes psychanalytiques qui ne réussissent pas à intégrer le récit au-delà de leur fonctionnalisme délétère. Quelle issue à appliquer la théorie freudienne à la lettre, jusqu’à l’hystérie totale de ses quelques personnages féminins, si ce n’est pas pour la déconstruire ou avoir l’humanité, voire le courage, d’en proposer une fuite, une déconstruction, une révolution ? À quoi bon réifier le théâtre œdipien des subconscients asservis par la psychanalyse et les pharmaceutiques si ce n’est pas pour les faire souffrir au moins autant que ne souffre le pauvre Beau ?



Dans cette obstination à produire un martyr bon pour notre époque, le nombrilisme d’Aster finit par l’engloutir, à nous montrer que son personnage principal n’est au fond que son personnage secondaire, que Beau demeure le B qui vient après le A de Ari et que ce dernier, bien au fait de ses traumas (« Regardez comme je comprends puisque je m’autocritique et me parodie ») finit par se perdre dans sa quête de retour vers le ventre maternel duquel le premier plan du film l’a éjecté. Ainsi le trajet de Beau vers le beau est de plus en plus pénible, l’œuvre s’engluant d’acte en acte jusque dans une finale pétaradante où Aster, comme le malin génie du lumineux Fabelmans (2022) de Spielberg, proclame que le cinéma lui a sauvé la vie. Sauf qu’Aster lui-même, pourtant créateur de cinéma, ne sauverait visiblement celle de personne d’autre en faisant des films comme il les fait et qu’en cela il est difficile de voir dans Beau is Afraid autre chose qu’une immense thérapie menée par quelqu’un qui se complaît dans un désespoir fabriqué plus que vécu — une idée terrible autant pour le cinéma et le cynisme qu’il rend facile que pour celleux qui souffrent de désespoirs qui ne se régulent pas dans une mise en scène millimétrée (car elle l’est, il faut bien lui donner ça).

Beau is Afraid incarne au fond l’apothéose du elevated horror, cette étiquette trop populaire depuis bientôt une dizaine d’années et qui prend constamment la forme de ces films qui s’affichent maîtrisés, sérieux, rigoureux, intellos, alors qu’on pourrait tout autant dire qu’il s’agit d’un cinéma trop obsessif, alimenté par une volonté de contrôle et de précision qui a toujours plus à voir avec les insécurités maladives de leurs cinéastes egocentriques qu’avec les personnages qui ne servent pas plus que de cobayes à un dessein qui les surplombe sans réelle possibilité d’émancipation. Pourtant, la fuite de ce système était peut-être ici plus que jamais à la portée d’Aster, si ce n’avait été de son désir obstiné à prioriser le discours aux sentiments, la théorie à l’expérience. En cela la tendance du elevated horror se frappe à son ultime limite, celle de rendre même les films les plus personnels sous la forme de discours qui se tiennent haut mais qui ne nous donne de la hauteur qu’en apparence. Pas même la belle séquence d’animation, pas même l’immense marionnette phallique ne nous transportent vraiment dans un ailleurs d’imagination. Le sol est là à se méprendre avec la scène, toujours là quand on le regarde, et l’ascenseur de l’immeuble de Beau est encore brisé. Il ne reste qu’une seule issue : prendre les marches.

6
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 23 avril 2023.